Denon et la propagande impériale

Denon fut un agent zélé de la propagande impériale, devançant souvent les demandes de l'Empereur. Ce chapitre décrit ses interventions dans ce vaste projet.

La propagande impériale

Le Premier Consul souhaite que Denon nomme une commission chargée de distribuer les prix destinés à récompenser les lauréats du concours pour la réalisation du tableau « la Paix d’Amiens et la Loi sur les cultes » . Ce sera le premier pas vers une prise en main de la production artistique par Denon ; et dès le 16 janvier 1803, il charge le sculpteur Moitte d’exécuter le monument destiné au tombeau de Desaix, qui sera réalisé au Grand-Saint-Bernard. Il passe des commandes aux peintres Garnier, Mérimée et Prudhon, pour la salle Diane.

Le 25 janvier 1803, Denon rend compte au premier consul de l’état d’avancement des quatre tableaux de batailles commandés à divers artistes, (la bataille des Pyramides, le passage du Mont St Bernard, la bataille de Marengo, le combat naval d’Algésiras). Il s’étonne des prix demandés par certains, dont David: « Ce serait sans doute un grand malheur que les artistes ne pussent pas entrevoir dans l’avenir la jouissance d’un doux repos; mais c’est peut être un malheur aussi grand pour les arts, que les prix de certaines productions deviennent si exorbitants qu’il serve de type…».

Le 14 juillet il propose à Bonaparte d’appeler le musée central « musée Napoléon » : « C’est vous qui avez formé, conquis et donné celui-ci, comment votre nom ne serait-il pas attaché à un si grand bienfait, à une si grande gloire pour la nation ?… » Puis il ajoute : « C’est en m’occupant ainsi, Général, que je regrette moins de n’avoir pas suivi votre marche triomphale, vos conquêtes d’un nouveau genre. J’espère que dans une autre expédition non moins glorieuse, vous voudrez bien me permettre d’aller encore une fois sur le champ recueillir et constater pour l’avenir les événements de votre histoire.»

Le 23 décembre, Denon exécute l’étude de la maquette pour la médaille de la légion d’honneur, ainsi que la création d’autres « coins » commémoratifs.

Denon, en grand ordonnateur des fastes de la nation, écrit le 16 juin 1804 à Bonaparte à propos de la conception du sceau de l’empire par « la commission du Conseil d’Etat pour le sceau et le costume de l’empereur »: « Sire, Votre Majesté nomme un conseiller d’Etat, elle en fait sans doute un homme considérable ; mais en faire un homme de goût, je vois que c’est là que fault sa toute puissance… Si votre Majesté ne veut jamais apposer son sceau, si elle ne veut pas être habillée, ou si elle veut l’être ridiculement, il n’y a qu’à attendre la décision de la commission. » Ce jugement sévère démontre l’autorité dont dispose Denon auprès de Bonaparte.

Le 16 août 1804, Denon organise la distribution des croix à l’armée au camp de Boulogne.

Le 10 septembre 1804, il propose à Bonaparte la visite du Salon dont l’ouverture est prévue le 18. Tous les genres sont représentés, on y trouve beaucoup de tableaux d’histoire et de batailles. Denon suggère au souverain d’acheter un tableau parmi ceux qui sont exposés, afin d’encourager les artistes. Dans une lettre du 19, il signale à Bonaparte le tableau de Gros « les pestiférés de Jaffa », qui sera acquis pour la somme de 16.000 frs par ordre du premier Consul. A ce salon sont exposés deux bustes de Denon par Boichot (son compatriote Chalonnais) et par Chaudet. Le 24 septembre, lors d’un banquet en l’honneur du peintre Gros, Denon est acclamé par les artistes. Le 15 octobre, il propose un règlement pour le traitement du personnel des musées et fixe des prix pour les commandes artistiques.

Le 19 octobre 1804, Denon adresse au maire de la ville de Lyon, les félicitations du premier Consul à l’occasion de la tenue des comices de Lyon, le 25 mars 1806 il passera commande, au peintre Monsiau, d’un tableau sur ce thème.

Le 2 décembre a lieu le sacre de Napoléon à Notre-Dame. Denon est l’auteur du décor, mais il a aussi la charge des accessoires. 

Le 14 mars 1805, Denon avertit les 18 maréchaux d’Empire qu’à la demande de l’empereur, leurs bustes seront exécutés par un sculpteur et placés dans la galerie des Tuileries avec les tableaux des batailles. Le 6 juin, il propose à l’empereur la fabrication de médailles commémoratives des victoires.

Denon reçoit l’ordre de se rendre à Milan où aura lieu le couronnement de Napoléon le 26 mai. Il quitte Paris le 21 avril 1805. Le 11 juin, Denon se rend au mont Saint-Bernard pour organiser les funérailles du général Desaix qui doivent se dérouler le 14 juin, pour donner de l’éclat à cette cérémonie, il a retenu la musique de la garde de l’empereur par une lettre adressée à son directeur , le 21 avril. Un monument sera érigé à sa mémoire au col du Saint-Bernard ; Denon, le compagnon de Desaix lors de la conquête de la Haute-Egypte, a été chargé d’en diriger la réalisation.

Le 22 février 1806, il fait part de la décision de l’empereur d’ériger la colonne de Charlemagne[ (Vendôme). Il est chargé en outre des « travaux d’art et de la sculpture » de l’arc du Carrousel. Le 6 août, il adresse à Daru la liste des six bas-reliefs et des huit statues de l’attique qui décoreront ce monument ainsi que les noms des sculpteurs chargés de leur exécution. Un quadrige doit couronner le monument « la statue de l’Empereur sur un char attelé des quatre chevaux de Venise ».

Le 26 février 1806, dans une lettre à Napoléon, il précise ses interventions dans les tableaux glorifiant l’empereur : « J’ai mis tous mes soins pour que les lieux que m’avait indiqués Votre Majesté fussent relevés avec plus de précision. Dans mon premier voyage d’Allemagne, épié partout avec politesse, mais suivi avec une jalouse inquiétude, je n’ai pu prendre qu’à la dérobée les vues de la plupart des sites autrichiens. Je suis sûr, cependant, d’avoir relevé ceux qui intéressaient particulièrement votre Majesté…A mon retour en Italie, mon projet était de revenir en France par la rivière de Gènes et d’y prendre les vues du commencement de votre première campagne, lorsque rappelé auprès de vous, Sire, j’ai suivi en Allemagne les mouvements de vos dernières victoires… ». Puis propose  un projet d’arrêté par lequel il serait chargé des dessins et de la gravure d’un ouvrage sur les campagnes d’Italie. Il se voit confier, par décret, le 28 février, l’illustration des dites campagnes, ainsi que celles d’Allemagne. Le 1er mars, il est chargé de suivre l’exécution des portraits des princesses et des statues des généraux.

Le 15 mars, Denon charge Mme Vigée-Lebrun, peintre, qu’il avait reçue en 1792 à Venise, de faire le portrait la princesse Murat. Le 25 mars pour satisfaire une demande de l’artiste, il s’adresse au grand Pensionnaire de la république Batave afin de l’autoriser à rapatrier de Londres une caisse renfermant les ouvrages qu’elle y a laissés.

Puis le 27 mars par une circulaire aux peintres, il lance la commande de neuf tableaux de 3,3 m de haut et de 4 ou 5 m de large et de sept peintures de 1,8m sur 2,2m, auxquels sont ajoutés deux autres tableaux, pour représenter les « faits mémorables du règne de Sa Majesté… »

Le 3 juin 1806, Denon adresse à Napoléon un inventaire des médailles fabriquées par la Monnaie pour la gloire de l’Empire ; il montrera beaucoup de zèle à célébrer les hauts faits de l’empereur, n’hésitant pas à créer une médaille représentant « Hercule étouffant le Géant Antée » avec comme légende : « Descente en Angleterre » et en exergue : « frappée à Londres en 1804 », commémorant un événement qui, bien sûr, n’eut jamais lieu. Napoléon n’apprécia pas. Il joint à cet inventaire un état des « travaux ordonnés par sa majesté et dont la direction est commise au directeur général du musée Napoléon ». Cela comprend les monuments et statues de Desaix et Tascher, l’arc de triomphe du Carroussel, un grand nombre de bustes de généraux, 18 tableaux d’histoire et celui de la bataille des Pyramides, des portraits de la famille de sa Majesté et de ses ministres.

Le 15 septembre 1806 a lieu l’ouverture du Salon, un portrait de Denon par Soiron est exposé. Du 20 au 27 septembre, Denon participe au jury du concours pour le prix de Rome, et assiste le 24 septembre, à la séance de l’Institut.

Bien qu’en campagne à la suite de Napoléon, le 7 mars 1807, de Berlin, Denon établit le programme du concours qui sera ouvert pour la réalisation du tableau de la Bataille d’Eylau. De retour à Paris en août, il réceptionne le quadrige de la porte de Brandebourg ; et le 9 septembre il demande à Napoléon des instructions quant à son lieu d’installation.

Le 27 octobre 1807 Denon adresse une lettre au grand maréchal pour l’avertir du choix de quatre tableaux (Champaigne, Jouvenet et Lebrun) que Napoléon offre à l’empereur de Russie. Il ajoute : « ..J’ai été à la manufacture de Sèvres et j’y ai indiqué et donné des modèles de tout ce qui pouvait composer un déjeuner de pièces d’une élégance remarquable, et qui mettra Sa Majesté dans le cas de faire des cadeaux dans l’étranger qui ne ressembleront en rien aux produits des manufactures ordinaires… »Le 22 novembre, il rend compte à l’empereur de l’avancement des commandes d’œuvres d’art dont il a ordonné l’exécution et le 13 décembre il prévient le roi de Naples de l’envoi du buste de l’empereur 

Le 13 janvier 1808, Denon propose à Napoléon de reproduire par la gravure à l’eau-forte les bas-reliefs de la colonne d’Austerlitz . Le tableau du Couronnement par David est exposé dans le salon carré du musée à partir du 7 février. Le 22 février, Denon adresse à Napoléon une liste de 15 médailles, qui seront suivies de 10 autres., des campagnes de 1806-1807 et le 8 mai, un torse antique est converti en statue de l’empereur par le sculpteur Cartellier.

Le 14 on commence à poser les bas-reliefs en bronze sur le piédestal de la colonne d’Austerlitz. Le 15 août, Denon envoie une nouvelle note à l’empereur ; elle contient l’état des travaux confiés à sa direction

Le 25 octobre 1808, il propose à Napoléon une liste de 21 tableaux d’histoire à faire exécuter, ainsi que 53 autres qui pourraient être peints dans la galerie de Trianon. 

Le 1er janvier1810, il est chargé des travaux de décoration du pont de la Concorde, et le 29 juin,  « est chargé par Sa Majesté de faire exécuter sur l’ancienne Bastille un éléphant colossal en bronze », il en confie la réalisation au statuaire Moutoni et sollicite les conseils des administrateurs d’histoire naturelle. Ce projet ne sera pas réalisé.

La naissance du roi de Rome fournit à Denon l’occasion de manifester son attachement à l’empereur. En qualité de directeur de la manufacture de Sèvres, il lui adresse un projet de fabrication d’assiettes spécialement réservées au prince, il précise qu’elles seront destinées « à intéresser un enfant, à exciter sa curiosité et à orner sa mémoire…» 

Le 6 janvier 1812, Denon envoie à Napoléon une liste des dessins de la première campagne de l’empereur en Italie (1796), suivis de ceux qu’il réalisa lors d’un voyage « de la Ligurie au Simplon »

Analyse critique du rôle de Denon dans la propagande impériale, par Marian Hochel.

 

La mise en oeuvre des commandes d'objets d'art et de propagande par Denon

Denon, avec son habileté coutumière, réussit à s’imposer comme commanditaire officiel des œuvres d’art financées par la Cour et le gouvernement, au-delà de cette mission qui lui avait été confiée par Bonaparte dès sa nomination. La tâche était délicate en ce que nombre de peintres « en cour », qui avaient reçu des commandes du premier Consul en direct, manifestaient des prétentions financières importantes et se croyaient détenteurs d’une certaine exclusivité (par exemple Isabey).

Un facteur s’est révélé important. Il s’agit des relations globalement amicales qu’il entretenait déjà avec la communauté des artistes, qui lui permit de contenir leurs ambitions individuelles tout en restant globalement bienveillant.

L’objectif était de mettre en place une grille de prix qui soit la plus homogène possible et en rapport avec la qualité et les dimensions de l’œuvre, même s’il fit quelques entorses à ce principe de base.

C’est effectivement l’action qu’il mène et qui lui attire invariablement des critiques, puisqu’il dispose des budgets, amis surtout surveille l’exécution et les délais des commandes tout en intervenant sur leur contenu et leur forme. On le traite alors d’« amateur », certes plein de goût, mais qui se permet de juger des intentions des « véritables » artistes.

La grande nouveauté consiste à définir un cahier des charges sur ce qui doit être représenté sur les tableaux commandés. L’exemple caractéristique est celui du tableau de la Bataille d’Eylau où le détail des consignes est très précis et qui donne lieu à un concours qui, par éliminations successives d’après des ébauches proposées par les artistes, finira par aboutir à la sélection de Gros.

Pour le choix des sujets, Denon a ses idées, soumises dans un certain nombre de cas à l’Empereur, mais subit parfois des rebuffades sinon des refus. Napoléon n’aime en général pas les statues dénudées, inspirées de l’antique et privilégie les représentations réalistes en costume, en particulier celui de colonel des chasseurs de la Garde qu’il affectionne particulièrement aussi bien dans les tableaux que les statues et les médailles.

Son pouvoir discrétionnaire suscite évidemment des jalousies. Mais le reproche principal qui lui est fait est d’avoir trop servi la propagande impériale au détriment des inspirations artistiques des peintres. Deux personnages en particulier lui vouent une inimitié féroce : Chaptal qui fut son supérieur hiérarchique comme Ministre de l’intérieur et Ingres.

Fontaine, l’architecte du Louvre à partir de 1805, avec lequel il aura des rapports difficiles, lui reprochera sa courtisanerie.

Il ne semble pas avoir tenu rigueur à ceux qui le critiquaient, sûr de son action et de la confiance de l’Empereur.

Sacre de Napoléon

Sacre de Napoléon

Analyse d'Albert de la Fizelière

Plusieurs critiques sincères et amis de Denon, entre autres Coupin et, plus tard, M. Delécluze, avouent qu'il a peut-être un peu trop dirigé les arts sous l'impression de la vive amitié et de la grande admiration que lui inspirait Bonaparte.

Ce reproche, adressé d'ailleurs avec une extrême réserve à 'honnête homme, au bon patriote qui en est l'objet, me paraît fondé.

Denon, cet enthousiaste des immortelles productions du grand art, en était venu, dans sa vieillesse, à circonscrire les élans du génie des peintres dans le cercle d'inspirations qu'avaient tracé les glorieux événements de la phase impériale.

Il en était arrivé à ne plus concevoir le grandiose en dehors de la consécration, par la peinture et la sculpture, des faits glorieux et des individualités héroïques dont ces temps furent prodigues.

Il est certainement très légitime et très-beau d'exciter sans cesse dans les masses une admiration permanente pour les circonstances et pour les hommes qui ont élevé si haut le prestige de notre histoire. Mais a-t-on le droit de soumettre l'universalité de l'art à un système restreint, si admissible qu'il soit; d'enchaîner le génie des artistes qui exige impérieusement, pour se développer et rayonner sur une époque, l'indépendance complète de ses visées et la libre possession de lui-même? Je ne le pense pas.

Que Denon, dont l'imagination avait été fortement ébranlée par la gloire extraordinaire de son héros, eût parfois confondu cette gloire avec la grandeur même de sa patrie, qui eut trop souvent à en souffrir, cela se conçoit de la part d'un homme aussi impressionnable qu'il l'était. Mais qu'il eût fait de cette gloire l'unique et fatale inspiratrice des productions de l'esprit pendant près d'un quart de siècle, c'est un tort. Ce tort peut être cependant racheté; même aux yeux des esprits droits et rigides, par le soin indiscutable avec lequel Denon maintint néanmoins son système dans les hauteurs imposantes d'un art sévère. Je suis convaincu que l'action de Denon sur les progrès de l'École française, action pleinement justifiée par son goût, son savoir, et sa profession d'artiste, aurait eu des résultats beaucoup plus féconds s'il s'était rappelé les leçons des vieux maîtres dont, pendant vingt-cinq ans, en Italie, il avait étudié les œuvres et disséqué les principes. Œuvres et principes démontrent que le but positif dont les arts ne doivent jamais s'écarter, c'est de poursuivre en tout la beauté sous ses apparences physiques et morales.

Pour quiconque partage ces idées, la formule de Coupin est la seule dans laquelle le génie créateur de l'artiste puisse trouver son compte : « Peu importent le peuple, les temps, les lieux qui ont vu naître l'action qu'il s'agit de reproduire, pourvu qu'elle offre les circonstances les plus heureuses au développement des belles qualités de l'art, »

Quelle que puisse être, au surplus, l'opinion que l'on se forme sur le caractère de l'administration de Denon, il est une vérité incontestable, établie par les faits, par l'estime universelle dont il était entouré, et que l'on doit proclamer hautement : c'est qu'au milieu de tant d'intérêts et d'amours-propres opposés, il sut toujours faire à chacun la part de la justice ; qu'il eut pour tous des procédés exquis et une bienveillance dont il soumit scrupuleusement les formes à la plus extrême délicatesse de sentiment.

Il ne se contentait pas de transmettre aux artistes les commandes qu'il avait à leur faire au nom de l'Empereur, commandes qu'il faisait adresser à tous les hommes de mérite indistinctement, sans tenir compte de son opinion personnelle sur la valeur de leur talent et la légitimité de leur renommée.

Il ne manquait jamais, en outre, de les seconder de ses lumières, de ses avis et de leur communiquer tout ce qu'il pensait devoir contribuer à l'excellence de leurs travaux.

Sacre de Napoléon (Haute définition)

Sacre de Napoléon (Haute définition)