Scènes de batailles

Le concours pour le tableau "Napoléon sur le champ de bataille d'Eylau"

Denon, directeur du Louvre alors appelé Musée Napoléon, établit en mars 1807 le programme du concours pour la représentation de la bataille d’Eylau. On devait faire figurer l’empereur Napoléon Ier visitant le champ de bataille le lendemain du combat, secourant les blessés, et montrer des Français vainqueurs. Ce concours public avait pour récompense la commande d’une valeur de 16000 francs, d’un tableau de mêmes dimensions que celui peint par Antoine-Jean Gros en 1804, Bonaparte visitant les Pestiférés de Jaffa et qui ferait pendant . Cette œuvre participerait ainsi à la propagande napoléonienne, représentant les res gestae de l’empereur. Vivant Denon annonça les modalités du concours par voie de presse dans le Moniteur Universel, organe officiel du gouvernement, et dans le Journal de Paris du 2 avril 1807. Une notice expliqua le sujet du tableau, les détails du carnage, les soins apportés aux blessés et l’épisode fictif du jeune hussard lituanien qui aurait dit à Napoléon :

« César, fais que je vive et je te servirais fidèlement comme j’ai servi Alexandre ».

Denon mit en avant dans sa notice la bonté de l’empereur vis-à-vis des ennemis, sa clémence, soulignant « le regard consolateur du grand homme ». Il informa également les artistes qui souhaiteraient concourir qu’un croquis était à leur disposition dans ses bureaux du Musée Napoléon. La date butoir pour la remise des esquisses au Musée était fixée au 15 mai 1807.

Liste des dessinateurs ayant concru pour les esquisses :

Bosselman, Roehn, Rigo, Bouillon, Gensoul Defonte, Dunant, Legrand, Brocas, Pajou, Ris, Charles, Véron Bellecourt, Benjamin Zix qui proposa une esquisse dessinée et qui fut exclu du concours, Dabos, Thévenin, Meynier, Tisserant, Debret, Hersent, Camus, Vafflard, Lafond, Juhel, Callet, Pierre Franque, Gros.

Extrait de l’article de Marc Gerstein « Le regard consolateur du grand homme » dans l’Œil de Napoléon

Dans son annonce, Denon, s'appuyant sur le texte du Bulletin, résuma le sujet comme suit:

 «  [ ... ] le lendemain de [la bataille] d'Eylau, et le moment où, l'Empereur visitant le champ de bataille vient porter indistinctement des secours et des consolations aux honorables victimes des combats ». Les soins médicaux apportés aux blessés sur le champ de bataille n'étaient pas pour Napoléon une priorité. 

" . On en fit néanmoins le thème majeur du programme iconographique, dont l'objectif était de faire de Napoléon une figure victorieuse et magnanime. Dans la Notice Denon commence par évoquer l'importance de "cette mémorable bataille » que fut Eylau, et par proclamer la totale défaite de l'armée russe. Il introduit ensuite la figure.de l'Empereur ainsi que les membres de son entourage passant en revue les troupes françaises (parmi elles, le VIIe corps d'Augereau, dont Denon élude les pertes). Ensuite, comme pour dégager Napoléon de toute responsabilité, Denon se met à utiliser la voix passive pour décrire de manière quasi pittoresque les morts non identifiés et les blessés jonchant « ce vaste champ de carnage». L'anonymat de ces morts indique, même si c'est implicitement, qu'il y eut des pertes dans les rangs de l'armée française. Plus loin dans le texte, les corps ensanglantés qui font tache sur la neige sont cependant présentés comme étant russes. 

En une trajectoire théâtrale, le texte passe de l'arrière-plan au premier plan. L'Empereur réapparait au milieu des blessés. Il formule des questions, qui leur sont posées « dans leur langue » (ce qui certifie qu'il s'agit d'étrangers), et les fait « consoler et secourir sous ses yeux »· Parmi ceux qui exécutent « ses ordres bienfaisans », Denon ne cite le nom d'aucun officier du corps médical, rendant ainsi ce derniers pour ainsi dire transparents : « On pansait [ ... ] ces malheureuses victimes », écrit-il. Les officiers en question deviennent ainsi des agents de la volonté impériale qui n'ont pas droit de cité, comme si attirer l'attention sur leur action ne pouvait que diminuer les vertus de l'Empereur ; à vrai dire, les Russes n'ont d'yeux que pour celui-ci. Ignorants et crédules, résignés à mourir, ils ont affaire, à leur grand étonnement, à «  un vainqueur généreux », devant  lequel ils se prosternent et vers lequel ils tendent un bras affaibli « en signe de reconnaissance »· Faisant basculer la scène dans le sublime, Denon prête ensuite à la présence de Napoléon , et plus particulièrement à son regard, le pouvoir extraordinaire de mettre fin à la désolation ambiante et d'assurer un avenir meilleur: Le regard consolateur du grand-homme semblait adoucir les horreurs de la mort, et répandre un jour plus doux sur cette scène de carnage".

Le texte de la notice atteint un sommet avec la figure isolée d'•un jeune hussard lithuanien», blessé au genou.

S'adressant à Napoléon en l'appelant « César, il jure que s'il guérit, il le "servir[a] fidèlement comme [il a] servi Alexandre ». Ce personnage a été inventé de toutes pièces par Denon. Avec lui se résume la défaite totale de l'ennemi, mais aussi la capacité qu'avait Napoléon de réparer les dommages causés par la guerre et de donner confiance dans la destinée de la France et espoir dans la paix. Le Lituanien démontre que Napoléon ne se contente pas de vaincre ses adversaires : par sa noble magnanimité, il suscite chez eux un dévouement indéfectible. La profonde gratitude du hussard et des Russes est censée véhiculer l'idée que cette victoire n’en est pas une parmi tant d'autres au cours d'une guerre interminable, mais le fondement d'une paix durable.

Le programme iconographique de Denon ne pouvait tenir en un seul tableau. Dans ses  débordements, il était tout autant destiné à être lu que peint. Par le biais de ce programme, Denon cherchait à mettre fin aux craintes de la population en escamotant les pertes de l'armée française.

Il confirmait la dévastation du champ de bataille, mais désamorçait son impact en en faisant une affaire purement russe. Il répondait aux interrogations relatives au « Grand Dessein » de Napoléon en montrant ce dernier à la fois victorieux et compatissant. La juxtaposition par Denon de la figure de Napoléon et du carnage n’est pas, comme certains l'ont prétendu, un « fiasco iconographique », mais une stratégie d'une importance capitale qui était le fruit d'une mûre réflexion. Un dirigeant aussi humain et bienveillant - et ce, même avec l'ennemi - , si profondément touché par la destruction et la souffrance, ne pouvait être tenu pour responsable d'une guerre qu'il regrettait si an1èrement et à laquelle il avait participé avec tant de réticence. Denon tentait ainsi de résoudre ces contradictions gênantes et d'offrir l'assurance d'« un jour plus doux• . Le programme iconographique reprend astucieusement de nombreux thèmes déjà abordés dans les multiples récits, Bulletins, communiqués officiels et discours publiés.

En ce qui concerne les vertus prêtées à Napoléon, Denon tire habilement parti de la clémence traditionnellement attribuée à César, à laquelle fait allusion le nom qu'utilise le hussard pour s'adresser à Napoléon. Le programme de Denon devait évoquer à ses lecteurs la démence d'Alexandre le Grand dans Alexandre et Parus, l'une des scènes du cycle tant apprécié de Le Brun, exécuté en hommage à Louis XIV « Les actions généreuses et pleines d'humanité » de Titus, Trajan, Auguste et Marc Aurèle avaient fait l'objet en 1764 d'un programme iconographique à la gloire de Louis XV, destiné au château royal de Choisy . Napoléon lui-même avait été célébré, quelque temps auparavant seulement, de manière similaire dans les Pestiférés de Jaffa de Gros.

Ces allusions fort nombreuses devaient conférer une authenticité aux actes vertueux de Napoléon et les magnifier, puisqu'elles étaient la caractéristique en quelque sorte des grands souverains de l'histoire. Mais elles servaient aussi les intérêts de Denon, qui cherchait à exercer un contrôle certain sur le concours. Il restreignit la marge d'interprétation du sujet en insistant sur les éléments bien plus nombreux que ceux que les peintres allaient raisonnablement pouvoir représenter. A la fin de son annonce, il offrait la possibilité d'opérer un choix entre les «situations énoncées • et de réorganiser '' tout ce qui [était] mobile dans le premier plan •. Toutefois, il laissait aussi entendre qu'un tel procédé altérerait la vérité.

Cet excès de spécifications, ces allusions en surnombre s'expliquaient seulement en partie par la méfiance que les concours inspiraient à Denon. Ils répondaient, plus fondamentalement, au besoin du régime de contrôler le discours et de limiter et de déterminer par là ce que la population percevrait et comprendrait.

La bataille d'Eylau