Bettina

Lettres à Bettine
Page d'une lettre à Bettine

Dominique Vivant Denon, Lettres à Bettine, édition préparée par Piergiorgio Brigliadori, Elena Del Panta, Anna Lia Franchetti, Anne-Marie Pizzorusso, Anne Schoysman sous la direction de Fausta Garavini, Actes Sud, 1999.

Les quelques trois cent cinquante lettres qui forment la correspondance entre Dominique-Vivant Denon et Isabella Teotochi, de douze ans sa cadette, proviennent de deux fonds italiens, l’un de la bibliothèque de Vérone, l’autre celle de Forli. Elles couvrent un temps considérable, soit très exactement du 4 novembre 1788 (alors que Denon est à Venise depuis un mois environ) au 1er avril 1825. Cet ensemble épistolaire constitue une source d’informations extrêmement précieuse. C’est à la fois un témoignage unique sur l’homme Denon et un superbe exemple de l’écriture épistolaire à la fin du XVIIIe siècle.

L’ensemble peut se diviser en trois parties inégales qui rendent compte de l’itinéraire sentimental de Dominique-Vivant Denon arrivé à Venise à l’automne 1788 pour des raisons qui ne sont pas encore vraiment élucidées (projet d’un livre sur l’art italien ? espionnage pour le compte du cabinet de Louis XVI et/ou d’amis francs-maçons gagnés aux idées révolutionnaires ? souhait d’être à Venise marchand d’art, collectionneur et graveur de tableaux ? tout ceci à la fois ?).

La première partie concerne les cinq années passées par Denon à Venise, de 1788 à 1793, et l’heureux déroulement de ce que l’épistolier appelle « la plus douce, la plus louable des liaisons » (p. 77). Qui est Isabella Teotochi ? Celle que Denon appelle tendrement Bettine est  une belle jeune femme d’origine grecque et de naissance patricienne, âgée de vingt-huit ans (Denon en a alors quarante). Très cultivée, mariée au poète Carlo Marin, elle a réuni autour d’elle une brillante société d’artistes et de diplomates. Mme Vigée-Lebrun en a laissé un charmant portrait à l’époque de sa liaison avec Denon. « J’avais besoin d’aimer, écrit l’artiste diplomate, je cherchais, j’ai trouvé. (…) Ah ! mon amie, comme tu es la maîtresse de mon destin ! » (p. 291). Au fil des lettres, on apprend notamment que Denon a alors pour projet une histoire illustrée de l’art en Italie, qu’il songe à tenir un commerce de gravures et à étendre ses activités d’antiquaire, qu’il a aussi l’intention d’épouser sa maîtresse dès qu’elle aura divorcé.

La deuxième partie de la correspondance couvre les années 1793-1817, de l’expulsion de Venise et du retour forcé de Denon à Paris en 1794 jusqu’à la visite que lui rend son ancienne amie. Après cinq années fort heureuses, Denon est en effet chassé de la cité des Doges pour des raisons liées, semble-t-il, à son soutien au représentant de la jeune République française et à sa sympathie affichée pour les idées révolutionnaires. Il redit sans cesse son amour à son amie alors qu’ayant gagné  Florence, il pense pouvoir rentrer à Venise dès que ses amis auront plaidé en sa faveur. Il envoie à Bettine un buste en terre cuite le représentant, qu’il la presse d’embrasser de temps en temps (l’épisode est illustré dans la correspondance). « Mon amante, ma chère petite femme, écrit-il. Songe que tu m’as épousé, que c’est le serment de la liberté, celui de ton cœur » (p. 265), faisant allusion aux promesses de vivre bientôt unis que les amants ont échangées. Mais Venise maintient l’interdiction de séjour à l’encontre de Denon et celui-ci se voit bientôt contraint de regagner Paris. De la capitale, il envoie de longues lettres-journal à son amie une fois par semaine, joint volontiers des portraits de lui éxécutés par des artistes de ses amis ou par lui-même (ils ont été perdus), lui redit son amour.

Quelque temps plus tard pourtant, avec l’accord de Denon qui renonce à elle dans une lettre particulièrement émouvante, évoquant la précarité de sa situation (il est alors quasiment ruiné) comme l’impossibilité de vivre à Venise (p. 346 sq.), Bettine annonce qu’elle va épouser un noble vénitien, Giuseppe Albrizzi (le mariage aura lieu en avril 1796). « je suis Abélard qui répond à Héloïse au couvent, écrit-il encore, (…) si j’éprouve un tourment, (…) c’est de vouloir prendre pour illusion des souvenirs qui sont toujours là et qui allument tout mon sang dès que je leur permets de se retracer » (p. 462).

Les lettres s’interrompent du 5 mai 1798 au 3 décembre 1799, dates du séjour de Denon en Egypte. A son retour, l’artiste apprend que Bettine a mis au monde un fils. Lui-même travaille d’arrache-pied à l’édition du Voyage dans la Basse et la Haute-Egypte et donne sur la composition de ce livre illustré de planches des renseignements précieux. En 1802, Denon est nommé directeur du musée Napoléon. Comme « un pauvre galérien » (p. 545), il court l’Europe à la suite des armées afin de confisquer ou d’acheter des œuvres d’art, tableaux, statues et objets précieux pour la constitution du Louvre dont il veut faire, selon son expression, le « monument des monuments ». Et il continue d’entretenir fidèlement son amie de ses activités, évoquant régulièrement avec émotion les « douces années que j’ai passées à Venise » (p. 556). Il avoue à Bettine que désormais il aime ailleurs, mais qu’il souhaite la revoir (ce qu’il fera en 1812). En 1815, Denon quitte son poste de directeur du Louvre. Les alliés exigent la restitution des œuvres saisies. Denon s’installe quai Voltaire, au milieu de sa propre collection d’œuvres d’art que des amateurs venus de toute l’Europe souhaitent visiter. « Je vois démolir ma vie sans perdre de ma considération, écrit-il à Bettine. On me recherche comme on visite une reine, et l’on prend la douceur de mon caractère pour une profonde philosophie et tout ce que j’ai vu pour de l’érudition » (p. 574).

Brève par la quantité de lettres qu’elle contient à ce jour (beaucoup de lettres de cette époque ont, semble-t-il, été perdues), la troisième partie de la correspondance va de 1817 à 1825, huit années pendant lesquelles Bettine demeure une correspondante fidèle à laquelle Denon rappelle de loin en loin son amicale tendresse.

La correspondance donne en continu le portrait d’un Denon résolu, actif, aimable et généreux. Dans une lettre datée du 16 août 1805, il écrit : « je suis optimiste j(usqu’)à l’égoïsme, je n’aime pas à m’affliger jusqu’à faire le mal des autres plutôt que le mien propre (…). Je suis soupçonneux (…). Je suis constant mais infidèle, hou !, et je ne sais comment cela se fait mais je trouve toujours à ce vice horrible des couleurs séduisantes (…). Je suis avare sans économie, je n’aime pas l’argent (…) mais comme je n’aime que le superflu, je crois qu’il faut toujours en avoir trop pour en avoir assez, etc., etc. » (p. 525).

Les lettres d’Isabella Teotochi à Denon ont malheureusement connu le sort de la plupart des correspondances sentimentales écrites par des femmes à l’époque. Par pudeur, par souci de ne pas la compromettre, son amant a, semble-t-il, détruit lui-même les lettres de sa maîtresse au fur et à mesure de leur réception.