Le caractère
L'homme Denon
La longue vie de Denon est la marque d’une constitution solide et résistante. Peu d’indications surnagent sur les problèmes de santé qui l’auraient handicapé. Une mention est faite d’une intervention chirurgicale pour extraire un caillou de sa vessie dans sa jeunesse, à laquelle il aurait survécu. Il se plaint de la perte de ses dents (comme la plupart de ses contemporains) qui lui donneront l’aspect "grimaçant" de son visage, évoqué par Lady Morgan. Il aurait également été sévèrement malade dans les années de sa retraite, sans qu’on en sache plus.
Il a cependant enduré toutes les fatigues et contraintes de ses nombreux voyages : le froid en Russie et en Allemagne, la pluie et les marécages en Allemagne, la chaleur insupportable en Egypte. Seules les traversées en mer dans de petites embarcations lui coûtent, car il est sujet au mal de mer et préfère les chemins terrestres même difficiles et accidentés. Il monte à cheval et ne rechigne pas devant des parcours à pied. Il peut se satisfaire de conditions très mauvaises de logement et de nourriture, ce qui lui sera utile dans ses périples en Italie du Sud et en Egypte.
Il maîtrise l’italien, enseigné par son précepteur, l’abbé Buisson, qui l’accompagnera en Italie du Sud. Il se plaint quand même de la multiplicité des dialectes en particulier à Naples. Ses relations avec Bettina se feront en français, langue qu’elle maitrise très bien et dont elle tire fierté.
Il utilisera la pratique de l’allemand de son compagnon Benjamin Zix, rencontré à Strasbourg et qui ne le quittera plus jusqu’à sa mort en Italie en 1811.
Il a cependant une résistance physique hors normes, en particulier un système immunitaire solide, l'absence manifeste de maladies sexuellement transmissibles malgré sa fréquentation multiple de la gent féminine en semble apporter la preuve.
On peut supposer qu’il possède des talents de meneur d’hommes, qui étaient nécessaires pour animer l’équipe du Voyage de Naples et de Sicile, ainsi que celle des graveurs qui ont réalisé les planches de son Voyage en basse et haute Egypte. Il témoigne de son activité trépidante de surveillance de leurs travaux et les soucis que lui causent leur retard récurrent.
Avant de devenir le directeur des musées en 1803, rien ne laissait présager ses talents d’administrateur d’une lourde machinerie. C’est manifeste dans la très abondante correspondance administrative où il aborde tous les sujets, des plus insignifiants aux grands projets.
Il se soucie en permanence de ses revenus, même s’ils lui permettaient de réaliser ses projets jusqu’à la Révolution. De 1792 à 1798 la baisse continue de ses ressources (saisie de ses biens, arrêt de sa pension, puis pertes de change, liée à la dévaluation des assignats) revient de manière récurrente dans ses échanges avec Bettina. Les travaux alimentaires obtenus grâce à David à son retour à Paris le remettront un peu à flot après la récupération de ses biens et donc de ses rentes. C’est lui qui finance la réalisation de son Voyage en basse et haute Egypte, grâce à un prêt sans intérêt du gouvernement et l’appel à souscription. C’est peu dire son soulagement après le succès de cet ouvrage, qui l’enrichira significativement. Son traitement de haut fonctionnaire de l’Empire le mettra définitivement à l’abri du besoin. Cela ne l’empêche pas d’être actif sur le marché des œuvres d’Art, depuis son séjour en Italie jusqu’à sa mort, où il justifie son goût pour l’acquisition perpétuelle d’objets plus beaux, financés par ceux dont il se sépare.
En bon commis de l'Empire, il négocie pied à pied le prix des commandes qu’il passe aux artistes. Ses conflits permanents avec David, très gourmand, en sont le témoignage
La correspondance avec Bettine donne en continu le portrait d’un Denon résolu, actif, aimable et généreux. Dans une lettre datée du 16 août 1805, il écrit : « je suis optimiste j(usqu’)à l’égoïsme, je n’aime pas à m’affliger jusqu’à faire le mal des autres plutôt que le mien propre (…). Je suis soupçonneux (…). Je suis constant mais infidèle, hou !, et je ne sais comment cela se fait mais je trouve toujours à ce vice horrible des couleurs séduisantes (…). Je suis avare sans économie, je n’aime pas l’argent (…) mais comme je n’aime que le superflu, je crois qu’il faut toujours en avoir trop pour en avoir assez, etc., etc. » (p. 525).


Ulrich- Richard Desaix
Lettre d'Ulrich-Richard Desaix
Dans cette lettre, Ulrich-Richard Desaix évoque quelques traits de la personnalité de Dominique Vivant Denon :
"A l'époque, déjà lointaine, où le baron Denon réunissait tant d'étonnantes curiosités, le goût de la collection des objets d’art était une science relativement nouvelle, qui n'avait pour adeptes que quelques rares esprits d'élite, sérieux, convaincus, dignes du respect de tous. Cette science n'était pas, comme nous la voyons de nos jours, tombée dans la banalité du ruisseau, dégradée dans une monomanie générale de bric-à-brac, effrénée, qui fait que tout le monde - et jusqu’aux plus parfaits ignares ! - tout le monde est collectionneur, et collectionneur de n’importe quoi, - non par goût, mais par gloriole, et pis encore , par pur esprit de singerie.
La race des naïfs et affligeants gobeurs qui prennent si bravement, et sans sourciller, pour du « Palissy » ou de « l'Henri II », des terres-de-pipe émaillées, toutes fraîches sorties... des Batignolles, ou qui couvrent d’or des autographes authentiques de « Judas Iscariote » ou de «Mathusalem, » n'avait pas fait naître encore et se développer l'honorable industrie, si lucrative et si florissante aujourd'hui, des fabricants de vieux-neuf, des truqueurs, et des faussaires.
C'était le beau et honnête temps, alors. C'était l’Age d'or pur. - Et de plus, le baron Denon était né collectionneur !
Denon avait en lui, pour réussir, ce goût inné, ce flair artistique en toutes choses qu’apportent avec eux, l'aptitude de l'intelligence, la variété des connaissances et le talent - un talent de dessinateur et de graveur de premier ordre. Il avait la grâce de l’esprit, l’exquise séduction des manières, et possédait, jeune, avec cette volonté qui appelle et retient le succès, cette clef, indispensable, qui donne accès partout : une belle fortune et une haute situation dans le monde. — Sous Louis XV, il était gentilhomme de la Chambre et fut un peu le maître en gravure de Mme de Pompadour, - Plus tard, après la mort de la marquise, il fut envoyé à Saint-Pétersbourg en qualité d'attaché d’ambassade, puis à Naples, avec le titre de chargé d'affaires.
En en temps-là, Son Eminence le cardinal de Bernis, l’aimable poète que vous savez, était, à Rome, ambassadeur de France auprès du Saint-Père.
La froideur habituelle des rapports diplomatiques fit rapidement place à l’intimité, entre le cardinal et le jeune chargé d'affaires : la poésie et l'art sont si bien de la même famille.
Celle liaison ouvrit à Denon les portes de tous les salons, des palais et des musées.
C’est de ce séjour en Italie que date, dans la vie de l'artiste-collectionneur, l’expression décisive de cette vocation, irrésistible, qui lui fit quitter la carrière trop absorbante de la diplomatie, pour se consacrer plus exclusivement au culte des Beaux-Arts.
C’est en Italie, et d’après une peinture d’un maître de l’école italienne, qu’il termina la planche gravée qui le fit recevoir à notre Académie de peinture en 1787.
Pendant toute la durée de l'Empire,- suite du Consulat, - nous le retrouvons Directeur-général des Beaux-Arts. Et ce poste important, tout honorifique, d'ordinaire, ne fut certes pas, pour lui, une sinécure : il lui permit d'être, durant quinze années, non simplement l'organisateur, mais aussi et surtout l'inspirateur de ce Musée Napoléon, musée le plus admirable et assurément le plus complet qui se soit jamais vu. Aussi, son nom, devenu synonyme d'un si constant effort pour la gloire de la France, reste-t-il, pour tout ce qui est de l'art, indissolublement lié à celui de l’Empereur, et, sans forcer la vérité, - à notre époque où tout s'oublie ! - peut-on affirmer, en toute assurance, que c’est à l'inspiration, à l'initiative, à l’autorité incontestée du baron Denon, que doit se rapporter la meilleure part de ce qui fut créé de beau sous ce règne de bronze et de marbre.
Ajouterai-je. que la création et la direction de ce musée si grandiose, la conception et l'érection des monuments commémoratifs de nos victoires, ne suffisaient pas à la prodigieuse activité, à l'extraordinaire besoin de travail de cet artiste, pourvu d’une santé inaltérable et qui lui permit d’atteindre à sa soixante- dix-neuvième année, sans avoir redouté jamais ni le labeur physique, ni l'effort intellectuel.
Souvenez-vous qu'à cinquante ans bien sonnés, et bien avant les gloires de l’Empire : en 1808, - n’étant plus déjà tout à fait un jeune homme ! - Denon, par pur amour de l’art, partit sur sa demande, et aussi, par l'intelligente entremise de Mme Bonaparte, attaché comme dessinateur à la commission scientifique de cette héroïque expédition d'Egypte, demeurée légendaire dans l’histoire ; - qu’il fit la savante, artistique, mais très périlleuse conquête de la Haute-Egypte, aux côtés de Desaix, et que, toujours aux premiers rangs, dans cette armée d'avant-garde que commandait son jeune ami le Sultan juste, il remonta le Nil jusqu’aux cataractes, explorant Girgeh, Denderah, Thèbes. Esneh, allant à travers le désert à Cosseïr au bord de la Mer Rouge, puis à Syène et jusque dans la Nubie, au delà de l'ile de Philae.
Le portefeuille en bandoulière, la lorgnette au côté, les crayons à la main, au galop de son cheval, il devançait les premières colonnes, pour avoir le temps de dessiner en attendant que la troupe, le rejoignît. Pendant que l'on se battait, il esquissait les vues du pays ou des monuments. prenait, pour les graver plus tard, les types si curieux, les figures si solennelles des vieux chefs indigènes, ou fixait en quelques traits, le souvenir des mémorables événements qui se passaient sous ses yeux.
Son ardeur intrépide, à la vue des merveilles qui se dévoilaient à chaque nouvel horizon, lui faisait braver mille dangers.
Mais « sous le feu de l’ennemi (dit un de ses biographes), Denon dessinait avec la même tranquililé d’esprit, la méme sûreté de main, que s’il eut été paisiblement assis à sa table, dans son cabinet.»
Comme, le plus souvent, il s'installait forcément de la manière la plus sommaire, en plein air, son album posé sur ses genoux, brûlé par ce soleil qui faisait tant de mal dans l’armée, les soldats, pour qui son sang-froid et sa bravoure, étaient un continuel sujet d’admiration, se plaisaient à se poser debout, derrière lui, et se relayaient, pour lui faire un peu d'ombre de leur corps et faciliter ainsi son travail.
« Dessiner, alors, n’était pas toujours facile (fait remarquer avec juste raison le marquis de Pastoret, dans son Eloge de Denon prononcé à l'Institut, en 1851); car enfin, pour dessiner, il fallait quitter la barque si l'on était sur le fleuve, descendre de cheval si l’on côtoyait le rivage, choisir son point de vue, s’asseoir, développer son portefeuille ; et les Arabes qui suivaient à la piste, les Arabes qui tirent si bien et qui montent des chevaux si rapides, rendaient ces imprudences-là toujours dangereuses et quelquefois mortelles. Denon n’en tenait pas compte; c'eût été prendre trop de soin.
Un jour pourtant que l'on remontait le Nil avec la flottille de l’expédition, il aperçut des ruines dont il voulut absolument conserver un croquis. Il se fait mettre à terre, court dans la plaine, s'établit sur le sable, et se met à dessiner en hâte. Il n’avait pas tout à fait terminé son ouvrage quand un petit sifflement sec, tranchant, résonne, et passe entre son papier et son visage. C'était une balle. Il relève la tête, voit un Arabe qui venait de le manquer, et qui rechargeait son arme: il saisit son propre fusil déposé par terre, envoie à l’Arabe une balle dans la poitrine, puis il replie son portefeuille et regagne la barque. Le soir, il montra son dessin.
- Votre ligne d’horizon n'est pas droite, lui dit Desaix. - Ah! répondit-il, c’est la faute de cet Arabe : il a tiré trop tôt... »
Qu’en dites-vous ? — Les compterait-on à la douzaine, les collectionneurs de cette trempe ?"
Article dans le supplément littéraire, Le Figaro du 2 octobre 1880
Source gallica.bnf.fr / BnF