Les légendes sur Denon
La bohémienne
Le jeune Denon fit à Chalon la rencontre d'une pauvresse qui lui demanda l'aumône. La bourse de l'enfant s'ouvrait dès alors aussi facilement que son cœur : il donna sans hésiter son petit pécule d'écolier.
« Je ne veux pas être traitée si généreusement sans rien faire pour vous, aimable enfant. Je suis de Bohême et je sais lire l'avenir; donnez-moi votre main, je vais tirer votre horoscope. »
Le professeur sourit et permit à son élève de tenter l'aventure.
« Mon enfant, lui dit la bohémienne, je vois dans les lignes de votre main que vous vivrez vieux, que vous serez aimé des belles dames et que vous fréquenterez les cours les plus brillantes de l'Europe ; enfin vous atteindrez toujours et dans toutes les circonstances au comble de vos vœux. »
Louis XV
Denon se rendit à Versailles bien décidé à voir le roi. Comment parviendrait-il jusqu'à lui ? que ferait-il pour être admis à lui adresser la parole ? Il n'en savait rien et ne s'en inquiétait même pas. Le point important, pour lui, était de pénétrer dans les jardins réservés et de saisir au vol la première occasion qui se présenterait.
Il n'était pas facile de franchir la grille de ces jardins ; les hallebardiers du roi étaient inflexibles sur la consigne et repoussaient brutalement quiconque n'avait pas ses entrées à la cour. Denon connaissait beaucoup de monde ; chacun l'accueillait d'un sourire bienveillant; il passa familièrement son bras sous celui du premier seigneur qu'il rencontra et mit le pied dans cet Éden de ses rêves. Deux fois, trois fois il renouvela ce manège, si bien que le suisse s'habitua à sa figure et finit par faire signe au garde de le laisser passer.
Alors il ne cessa plus de se tenir à tous les détours d'allées, sur les pas du roi, le contemplant d'un regard si tendre et si persistant que Louis XV, qui était bonhomme, voulut enfin savoir ce que signifiait l'assiduité obstinée de ce jouvenceau de bonne mine.
Un jour, Louis XV donna l'ordre qu'on amenât Denon devant lui.
« Au bout du compte, lui dit-il brusquement, que voulez-vous?
— Le bonheur de voir Votre Majesté, Sire. »
Cette réponse faite avec l'effusion d'un cœur naïf et sincère décida de sa fortune.
« Votre nom ? dit le roi.
— Le chevalier de Non, Sire.
— Eh bien, monsieur le chevalier de Non, vous serez toujours le bienvenu à Versailles. »
En effet, dès le lendemain, Louis XV causa familièrement avec lui et fut charmé de son babil. Malgré la légèreté rieuse et aimable de ses propos, on sentait dans le ton de sa conversation qu'elle reposait sur un fonds solide de savoir et d'observation.
Bientôt le roi ne put plus se passer de la compagnie de son nouveau favori ; afin de l'avoir plus facilement sous la main, il le fit gentilhomme ordinaire de la Chambre
Robespierre
Mais son influence ne s'arrêta pas là. Le moment ne tarda pas à arriver où Denon, absolument dénué de ressources, ne savait plus comment vivre à Paris. En ces époques de bouleversement, la profession d'artiste ou d'homme de lettres ne suffit guère à nourrir son homme. Bien que le décret de confiscation des propriétés de Denon eût été annulé, cela ne lui faisait pas retrouver les intérêts arriérés, et il vivait dans une grande gêne. David eut alors l'idée de lui faire confier la composition et la gravure des nouveaux costumes civils que la Convention se proposait d'adopter pour les fonctionnaires de l'Etat. Il en parla à Robespierre, loua fort les talents et le caractère de son protégé et obtint pour lui une audience dans laquelle il ferait valoir ses vues et soumettrait ses projets. L'entrevue de Denon avec Robespierre donna encore une fois raison aux prédictions de la Bohémienne ou plutôt au don de séduction universelle dont cet homme extraordinaire était pourvu au suprême degré - pour ne pas insister de nouveau sur cette histoire de prophétie - car elle n'a d'importance que par l'influence incontestable qu'elle exerça sur les premières déterminations de sa jeunesse.
Denon a pris le soin de conserver lui-même le souvenir de cette entrevue, dans une note communiquée à son ami Coupin, rédacteur du Magasin encyclopédique.
La voici telle que celui-ci la donne :
« Appelé par le Comité de salut public pour rendre compte de la situation de son travail, on lui indiqua minuit pour l'heure de l'audience.
« Il fut exact, mais le Comité était, lui dit-on, occupé et Denon dut attendre.
Deux heures s'écoulent sans qu'on l'appelle. Aucun bruit ne vient jusqu'à lui, personne n'entre ou ne sort. Enfin des bruits de voix, des éclats de rire formant contraste avec la gravité habituelle des séances, prouvent que la discussion des affaires publiques a dû faire place à une conversation moins sérieuse.
« Tout d'un coup, la porte s'ouvre, Robespierre sort et passe dans la salle d'attente où se tenait Denon. En apercevant un étranger, la figure du tribun se contracte et prend une expression de colère et de menace. Puis, s'avançant brusquement vers le pauvre artiste, il lui demande d'un ton à le pétrifier, ce qu'il fait là et s'il a entendu ce qui se disait dans le salon voisin.
« Denon exhibe sa lettre et répond qu'il est là pour obéir à un ordre, qu'il attend qu'on veuille bien l'appeler, et il se nomme.
« Robespierre, subitement radouci, le fait entrer dans la salle des séances, et là il passe le reste de la nuit avec lui, à causer sur toutes sortes des matières relatives à l'objet qui amenait Denon. Pendant ce long entretien, il lui prouva qu'il aimait les arts et qu'il possédait les goûts et les manières d'un homme de la meilleure compagnie. Denon ajoutait que ce souvenir avait pour lui, après tant d'années, le caractère d'un songe. »
Ses dessins furent agréés, et lui-même plut à ce point à Robespierre et demeura auprès de lui dans un crédit tel, que l'artiste en fut presque intimidé et pour ainsi dire effrayé. Enfin, la qualité de graveur national, dont il fut revêtu, lui fournit des moyens d'existence suffisants, et le fit traverser sans inquiétude les péripéties de la Révolution.
Rencontre avec Bonaparte
Denon vit pour la première fois Bonaparte - qui devait avoir une si puissante influence sur sa fortune - à un bal, chez M. de Talleyrand. Le futur général était en ce moment chef de bataillon d'artillerie.
Comme Denon venait de saisir la dernière limonade restée sur un plateau, un jeune officier, paraissant très-altéré et souffrant, était en quête d'un rafraîchissement que sa timidité l'empêchait de demander à un valet. Denon, sans affectation et avec sa courtoisie aisée et cordiale, lui tendit son verre. Cette politesse aboutit naturellement à une conversation. L'Italie, la Corse, que Denon connaissait aussi, firent l'objet d'un entretien dont le jeune officier parut charmé. Cependant ils se quittèrent sans échanger leurs noms. (Ce jeune homme à l'air timide était Bonaparte.)
Plus tard, lorsque le général préparait l'expédition d'Égypte, Denon était un des assidus de la maison de la rue Chantereine. Une dame, amie d'enfance de Joséphine de la Pagerie, était elle-même très liée avec Denon et l'avait présenté chez Mme Bonaparte.
La première fois qu'il vit le général, il reconnut tout d'abord en lui son petit officier du bal de Talleyrand; mais le petit officier, en train de devenir grand homme, ne se rappela nullement la figure de son bienfaiteur.... à la limonade.
Loin de là, il le vit de très-mauvais œil parce qu'il accompagnait une femme pour laquelle il se sentait une aversion déclarée.
Ni la conversation aimable et piquante de cet habitué des cours, qui savait toutes les anecdotes de l'Europe, depuis le règne de Louis XV jusqu'à celui de Barras inclusivement, ni les récits aussi attachants que variés de ce voyageur qui avait parcouru l'Europe, depuis les extrémités de la Russie jusqu'à celles de l'Espagne, de l'Italie et de la Grèce, ni le savoir de cet amateur qui avait étudié et pratiqué toute sa vie les arts de l'Italie antique et de l'Italie moderne, rien de tout cela n'avait triomphé de la froideur de Bonaparte. On sait d'ailleurs qu'il n'a jamais tenu en estime les esprits de cette nature, et il ignorait encore que Denon fût un merveilleux inspirateur de grandes choses.
Un soir cependant, Denon dit, à propos de la Sardaigne et de la Corse, quelques mots qui éveillèrent l'attention du général.
« J'ai déjà entendu cela, dit-il.
— Oui, général, chez M. de Talleyrand; c'est moi qui vous l'ai dit.
— Attendez donc; mais, alors, la limonade qu'un aimable monsieur m'a cédée !
C'est donc vous qui êtes mon bienfaiteur inconnu?
— Moi-même.
— Ah! monsieur Denon, vous m'avez fait bien plaisir. »
Ils n'échangèrent pas d'autres paroles, mais la glace était rompue.
Le Pape Pie VII
« Le Pape m'avait pris en grande amitié. Il avait contracté l'habitude de me tutoyer. Il m'appelait toujours « mon fils, » et il paraissait se plaire beaucoup à ma conversation surtout lorsque je lui parlais de notre expédition d'Égypte sur laquelle il m'interrogeait souvent.
« Un jour, il me demanda à lire mon livre sur les antiquités égyptiennes; et comme tout n'y est pas fort orthodoxe et d'accord entre certaines explications et l'époque de la création du monde, selon la Genèse, j'hésitai d'abord; mais il insista et je me rendis à son désir.
« Le Saint-Père me dit que la lecture de mon livre l'avait beaucoup intéressé, et je cherchais à esquiver les points délicats : « C'est égal, mon fils, c'est égal, « tout cela est extrêmement curieux; en vérité j'ignorais toutes ces choses. »
« Alors je crus pouvoir dire à Sa Sainteté quel avait été le motif de mon hésitation à lui prêter cet ouvrage. Je lui avouai qu'il l'avait excommunié aussi bien que son auteur.
« Excommunié, toi, mon fils, reprit le Pape avec la plus touchante bonté, je t'ai excommunié! J'en suis bien fâché; je t'assure que je ne m'en doutais pas. »
Visconti
Un grand personnage, ennemi de Denon, entreprit un jour Visconti, le conservateur des Antiques, et tenta de lui insinuer adroitement le désir de le supplanter.
Il faisait valoir, pour arriver à ses fins, la supériorité scientifique de Visconti en matière d'archéologie.
Celui-ci répondit simplement : « J'ai plus lu, plus étudié que Denon; mais pendant que je cherchais les choses, il allait les voir. Nous avons donc besoin l'un de l'autre pour nous compléter, et puis enfin, quand j'ai dit tout ce que je sais, ce diable d'homme devine le reste.
« C'est Denon lui-même qui m'a choisi pour le seconder. Il soigne chaque jour les intérêts de mon honneur et de ma renommée. J'aime mieux ma place avec lui que la sienne sans lui. »
Il serait difficile de décider auquel des deux hommes en cause dans cette affaire une pareille réponse fait le plus d'honneur, ou à l'honnête et loyal subordonné qui l'a faite, ou au chef juste, soigneux des intérêts de chacun, digne en tous points de sa haute position et dont l'incontestable supériorité a pu l'inspirer.
L’État est assurément bien servi et la chose publique prospère quand les affaires du pays sont en de telles mains.
Que n'en est-il toujours ainsi !
Notice biographique d'Anatole France
On appréciera les fantaisies racontées sur Denon dans ce délicieux délire d'Anatole France rédigé en 1890
"Il y avait à Paris, sous le règne de Louis XVIII, un homme heureux. C'était un vieillard. Il habitait, sur le quai Voltaire, la maison qui porte aujourd'hui le numéro 9 et dont le rez-de-chaussée est actuellement occupé par le docte Honoré Champion et sa docte librairie. La tranquille façade de cette demeure, percée de hautes fenêtres - légèrement cintrées, rappelle, dans sa simplicité aristocratique, le temps de Gabriel et de Louis. C'est là qu'après la chute de l'Empire Dominique-Vivant Denon, ancien gentilhomme de la chambre du roi, ancien attaché d'ambassade, ancien directeur général des beaux-arts, membre de l'Institut, baron de l'Empire, officier de la Légion d'honneur, s'était retiré avec ses collections et ses souvenirs. Il avait rangé dans des armoires, faites par l'ébéniste Boulle pour Louis XIV, les marbres et les bronzes antiques, les vases peints, les émaux, les médailles recueillies pendant un demi-siècle de vie errante et curieuse; et il vivait souriant au milieu de ces nobles richesses. Aux murs de ses salons étaient suspendus quelques tableaux choisis, un beau paysage de Ruysdaël, le portrait de Molière par Sébastien Bourdon, un Giotto, un fra Bartolomeo, des Guerchin, fort estimés alors.
L'honnête homme qui les conservait avait beaucoup de goût et peu de préférences. Il savait jouir de tout ce qui donne quelque jouissance. A côté de ses vases grecs et de ses marbres antiques, il gardait des porcelaines de Chine et des bronzes du Japon. Il ne dédaignait même pas l'art des temps barbares. Il montrait volontiers une figure de bronze, de style carolingien, dont les yeux de pierre et les mains d'or faisaient crier d'horreur les dames à qui Canova avait enseigné toutes les suavités de la plastique. Denon s'étudiait à classer ces monuments de l'art dans un ordre philosophique et il se proposait d'en publier la description; car, sage jusqu'au bout, il trompait l'âge en formant de nouveaux desseins. Il était trop un homme du XVIIIe siècle pour ne point faire dans ses riches collections la part du sentiment. Possédant un beau reliquaire du xve siècle, dépouillé sans doute pendant la Terreur, il l'avait enrichi de reliques nouvelles dont aucune ne provenait du corps d'un bienheureux. Il n'était point mystique le moins du monde et jamais homme ne fut moins fait que lui pour comprendre l'ascétisme chrétien. Les moines ne lui inspiraient que du dégoût. Il était né trop tôt pour goûter, en dilettante, comme Chateaubriand, les chefs-d’œuvre de la pénitence.
Son profane reliquaire contenait un peu de la cendre d'Héloïse, recueillie dans le tombeau du Paraclet; une parcelle de ce beau corps d'Inès de Castro, qu'un royal amant fit exhumer pour le parer du diadème; quelques brins de la moustache grise de Henri IV, des os de Molière et de La Fontaine, une dent de Voltaire, une mèche des cheveux de l'héroïque Desaix, une goutte du sang de Napoléon, recueillie à Longwood.
Et sans chicaner sur l'authenticité de ces restes, il faut convenir que c'étaient bien là les reliques chères à un homme qui avait beaucoup aimé en ce monde la beauté des femmes, assez compati aux souffrances du coeur, goûté en délicat la poésie alliée au bon sens, estimé le courage, honoré la philosophie et respecté la force. Devant ce reliquaire, Denon pouvait, du fond de sa vieillesse souriante, revoir toute sa vie et se féliciter de l'emploi riche, divers, heureux, qu'il avait su donner à tous ses jours. Petit gentilhomme de forte sève bourguignonne, né sur cette terre légère du vin où les cœurs sont naturellement joyeux, il avait sept ans, quand une bohémienne qu'il rencontra sur un chemin lui dit sa bonne aventure. "Tu seras aimé des femmes; tu iras à la cour; une belle étoile luira sur toi." Cette destinée s'accomplit de point en point; Denon alla, tout jeune, chercher fortune à Paris. Il fréquentait les coulisses de la Comédie-Française et toutes les actrices raffolaient de lui. Elles voulurent jouer une comédie qu'il avait faite pour elles et qui n'en valait pas mieux.
Cependant il se tenait sans cesse sur le passage du roi.
Que voulez-vous? lui demanda un jour Louis XV. Vous voir, sire.
Le roi lui accorda l'entrée des jardins. Sa fortune était faite. Il devint bientôt le maître à graver de Mme de Pompadour qui s'amusait à tailler des pierres fines. Car il faut dire qu'il dessinait lui-même et gravait très joliment.
Louis XV aimait l'esprit, parce qu'il en avait. Denon le charma en lui faisant des contes. Il le nomma gentilhomme de la chambre. Il lui disait à tout événement: Contez-nous cela, Denon.
Et comme Schéhérazade, Denon contait toujours, mais ses contes étaient d'un ton plus vif que ceux de la sultane. Et l'on enrageait de voir que, plaisant aux femmes, il plaisait aussi aux hommes. Après la mort de la marquise, il se fit envoyer à Saint-Pétersbourg, puis à Stockholm, comme attaché d'ambassade; enfin, à Naples, où il resta, je crois, sept ans. Là il se partagea entre la diplomatie, les arts et la belle société. On peut se le figurer, jeune, d'après un portrait à l'eau-forte où il s'est représenté un crayon à la main, sous une architecture à la Piranèse. Son chapeau de feutre aux bords souples, sa large collerette, son manteau vénitien, son air souriant et rêveur lui donnent l'air de sortir d'une fête de Watteau.
Les cheveux bouffants; l'œil vif et noir, le nez un peu retroussé, carré du bout, les narines friandes, la bouche en arc et creusée aux coins, les joues rondes, il respire une gaieté aimable et fine, avec je ne sais quoi d'attentif et de contenu. Il gravait alors de nombreuses planches dans la manière de Rembrandt et même il fut reçu de l'Académie de peinture sur l'envoi d'une Adoration de bergers, qu'on dit médiocre. A ses grandes planches d'après le Guerchin ou Potter on préfère aujourd'hui les compositions de style familier où il montra son esprit d'observation avec une pointe de fine malice. En ce genre, le Déjeuner de Ferney est son chef-d’œuvre : courtisan de Louis XV, il s'honora en se faisant le courtisan de Voltaire.
Il se présenta à Ferney et, comme on hésitait à le recevoir, il fit dire au philosophe qu'étant gentilhomme ordinaire il avait le droit de le voir; c'était traiter Voltaire en roi. Il rapporta de cette visite la planche dont nous parlons, où Voltaire apparaît si vivant et si étrange sous la coiffe de nuit, vieux squelette agile, aux yeux de feu, en robe de chambre et en culotte. Et Denon retourne sous le beau ciel de l'Italie, où il goûte en délicat la grâce des femmes et la splendeur des arts. La Révolution éclate.
Il ne s'émeut guère et dessine sous les orangers. Tout à coup il apprend que son nom est sur la liste des émigrés, que ses biens sont mis sous séquestre. Il n'hésite pas. Ce voluptueux n'a jamais craint le danger: il rentre en France hardiment. Et il n'a pas tort de se fier en son adroite audace.
A peine est-il à Paris qu'il a intéressé David à ses intérêts et gagné les membres du Comité de Salut public.
On lui rend ses biens; on lui commande des dessins de costumes. Il est aimé, protégé, favorisé, comme aux jours de la marquise.
Et le voilà traversant la Terreur, sans bruit, voyant tout, ne disant rien, tranquille, curieux. Il passe de longues heures au Tribunal révolutionnaire, crayonnant dans le fond de son chapeau, d'un trait mordant les accusés, les condamnes. Aujourd'hui Danton, calme dans sa vulgarité robuste. Demain Fouquier larmoyant et Carrier étonné. Quelques-uns de ses dessins, gracieusement prêtés par M. Auguste Dide, figurent à l'Exposition de la Révolution, organisée par MM. Étienne Charavay et Fernand Calmettes, dans le pavillon de Flore. Quand on les a vus une fois, on ne peut les oublier, tant ils ont de vérité et d'expression, tant ils sont frappants. Denon observait, attendait. Le 9 Thermidor lui fit perdre des protecteurs qu'il ne regretta point. La bohémienne lui avait prédit l'amitié des femmes et les faveurs de la cour. Et il avait été aimé, il avait été favorisé. La bohémienne lui avait annoncé enfin une étoile éclatante. Cette dernière promesse devait s'accomplir aussi. L'étoile se levait sur l'heureux déclin de cette vie fortunée. En 1797, il rencontre, dans un bal, chez M. de Talleyrand, un jeune général qui demande un verre de limonade. Denon lui tend le verre qu'il tient à la main. Le général remercie; la conversation s'engage, Denon parle avec sa grâce ordinaire et gagne en un quart d'heure l'amitié de Bonaparte.
Il plut tout de suite à Mme Bonaparte et devint de ses familiers. L'année suivante, comme il était dans le cabinet de toilette de cette dame, se chauffant à la cheminée, car l'hiver durait encore:
- Voulez-vous, lui dit-on, faire partie de l'expédition d'Egypte?
Les savants de la commission étaient déjà en route.
La flotte devait mettre à la voile dans quelques jours.
- Serai-je maître de mon temps et libre de mes mouvements ? demanda-t-il.
On le lui promit.
- J'irai, dit-il.
Il était âgé de plus de cinquante ans. Dans toute la campagne, il montra une intrépidité charmante. Le portefeuille en bandoulière, la lorgnette au côté, les crayons à la main, au galop de son cheval, il devançait les premières colonnes pour avoir le temps de dessiner en attendant que la troupe le rejoignît. Sous le feu de l'ennemi, il prenait des croquis avec la même tranquillité que s'il eût été paisiblement assis à sa table, dans son cabinet. Un jour que la flottille de l'expédition remontait le Nil, il aperçut des ruines et dit: « Il faut que j'en fasse un dessin. » Il obligea ses compagnons à le débarquer, courut dans la plaine, s'établit sur le sable et se mit à dessiner. Comme il achevait son ouvrage, une balle passe en sifflant sur son papier. Il relève la tête et voit un Arabe qui venait de le manquer et rechargeait son arme. Il saisit son fusil déposé à terre, envoie à l'Arabe une balle dans la poitrine, referme son portefeuille et regagne la barque.
Le soir, il montra son dessin à l'état-major. Le général Desaix lui dit:
– Votre ligne d'horizon n'est pas droite. - Ah! répond Denon, c'est la faute de cet Arabe. Il a tiré trop tôt.
A deux ans de là il était nommé par Bonaparte directeur général des musées. On ne peut refuser à cet habile homme le sens de l'à-propos et l'art de se plier aux circonstances. Il avait quitté sans regret le talon rouge pour les bottes à éperon. Courtisan d'un empereur à cheval, il suivit de bon coeur son nouveau maître dans ses campagnes, en Autriche, en Espagne, en Pologne.
Autrefois il expliquait des médailles à Louis XV dans les boudoirs de Versailles. Maintenant il dessinait au milieu des batailles sous les yeux du conquérant et charmait les vétérans de la Grande Armée par son mépris élégant du danger. A Eylau, l'empereur vint lui-même le tirer du plateau balayé par la mitraille.
Puis, quand la fête fut finie, quand l'Empire tomba, Denon sentit que l'heure était venue de se reposer et de vieillir doucement. Nous sommes en 1816. Toujours aimable, toujours aimé, souriant encore sous ses cheveux blancs, causeur plein de jeunesse, il reçoit toutes les célébrités de la France et du monde dans son illustre retraite du quai Voltaire.
L'âge a blanchi la soie légère de ses cheveux et creusé son sourire dans ses joues. Le vieux baron sait bien que sa vie est une espèce de chef-d’œuvre. Il n'oublie ni ne regrette rien; son burin, parfois un peu libre, rappelle dans des planches secrètes les plaisirs de sa jeunesse.
Ses causeries aimables font revivre tour à tour la cour de Louis XV et le Comité de Salut public.
Aujourd'hui c'est lady Morgan, la belle patriote irlandaise, qui lui rend visite, traînant avec elle sir Charles, son mari, grave et silencieux.
Le baron montre à la jeune enthousiaste les trésors de son cabinet. Elle admire pêle-mêle les vases étrusques, les bronzes italiens et les tableaux flamands; les propos du vieillard qui vit tant de choses l'enchantent. Tout à coup elle découvre dans une vitrine un petit pied de momie, un pied de femme. Qu'est-ce cela? dit-elle.
Et le vieillard lui apprend qu'il a trouvé ce petit pied dans la nécropole tant de fois violée de la Thèbes aux Cent Portes.
C'était sans doute, dit-il, le pied d'une princesse, d'un être charmant, dont la chaussure n'avait jamais altéré les formes et dont les formes étaient parfaites.
Quand je le trouvai, il me sembla obtenir une faveur et faire un amoureux larcin dans la lignée des Pharaons.
Et il s'anime à l'odeur de la femme. Il admire avec tendresse la courbure élégante du cou-de-pied, la beauté des ongles teints de henné, comme en sont teints encore les pieds des modernes Égyptiennes. Et, suivant le fil de ses souvenirs, il raconte l'histoire d'une indigène qu'il a connue à Rosette.
« Sa maison était en face de la mienne, dit-il, et comme les rues de Rosette sont étroites, nous eûmes bien vite fait connaissance. Mariée à un roumi, elle savait un peu d'italien. Elle était douce et jolie. Elle aimait son mari, mais il n'était pas assez aimable pour qu'elle ne pût aimer que lui. Il la maltraitait dans sa jalousie. J'étais le confident de ses chagrins: je la plaignais. La peste se déclara dans la ville. Ma voisine était si communicative qu'elle devait la prendre et la donner. Elle la prit en effet de son dernier amant et la donna fidèlement à son mari.
Ils moururent tous trois. Je la regrettai; sa singulière bonté, la naïveté de ses désordres, la vivacité de ses regrets m'avaient intéressé. »
Mais lady Morgan, qui va d'une vitrine à l'autre, promenant parmi les débris des temps sa tête vive et brune, pousse un cri. Elle a vu, pendu au mur, le masque en plâtre de Robespierre.
Le monstre! s'écrie-t-elle.
Le bon baron n'a pas de ces haines généreuses. Pour lui, Robespierre fut un maître qu'il a conquis comme les deux autres, Louis XV et Napoléon. Il conte à la belle indignée comment il s'est rencontré une nuit avec le dictateur. Il était chargé de dessiner des costumes. On lui manda de se présenter, pour cet effet, devant le comité qui s'assemblait aux Tuileries à deux heures du matin.
« Je me rendis au palais à l'heure dite. Une garde armée veillait dans les antichambres à peine éclairées.
Un huissier me reçut, puis s'éloigna, me laissant seul dans une salle que la lueur d'une seule lampe laissait aux trois quarts dans l'ombre. Je reconnus l’appartement de Marie-Antoinette, où, vingt ans auparavant, j'avais servi comme gentilhomme ordinaire de Louis XV. Pendant que je buvais ainsi dans la coupe amère du souvenir, une porte s'ouvrit doucement, et un homme s'avança vers le milieu du salon. Mais, apercevant un étranger, il recula brusquement: c'était Robespierre. A la faible lueur de la lampe je vis qu'il mettait la main dans son sein, comme pour y chercher une arme cachée. N'osant lui parler, je me retirai dans l'antichambre où il me suivit des yeux. J'entendis qu'il agitait violemment une sonnette placée sur la table.
« Ayant appris de l'huissier, accouru à cet appel, qui j'étais et pourquoi je venais, il me fit faire des excuses et me reçut sans tarder. Pendant tout l'entretien, il garda dans ses manières et dans ses paroles un air de grande politesse et de cérémonie, comme s'il eût voulu ne pas se montrer en arrière de courtoisie avec un ancien gentilhomme de la chambre. Il était vêtu en petit-maître; son gilet de mousseline était bordé de soie rose. »
Lady Morgan boit les paroles du vieillard; elle retient tout, pour tout écrire fidèlement, sans les dates qu'elle embrouille ensuite, selon la coutume de tous ceux qui écrivent des mémoires.
Avant de prendre congé, elle veut témoigner à M. Denon toute son admiration. Elle lui demande par quel secret il a acquis tant de connaissances.
Vous devez, lui dit-elle, avoir beaucoup étudié dans votre jeunesse?
Et M. Denon lui répond:
-Tout au contraire, milady, je n'ai rien étudié, parce que cela m'eût ennuyé. Mais j'ai beaucoup observé, parce que cela m'amusait. Ce qui fait que ma vie a été remplie et que j'ai beaucoup joui.
Ainsi le baron Denon fut heureux pendant plus de soixante-dix ans. A travers les catastrophes qui bouleversèrent la France et l'Europe et précipitèrent la fin d'un monde, il goùta finement tous les plaisirs des sens et de l'esprit. Il fut un habile homme. Il demanda à la vie tout ce qu'elle peut donner, sans jamais lui demander l'impossible. Son sensualisme fut relevé par le goût des belles formes, par le sentiment de l'art et par la quiétude philosophique; il comprit que la mollesse est l'ennemie des vraies voluptés et des plaisirs dignes de l'homme. Il fut brave et goûta le danger comme le sel du plaisir. Il savait qu'un honnête homme doit payer à la destinée tout ce qu'il lui achète. Il était bienveillant. Il lui manqua sans doute ce je ne sais quoi d'obstiné, d'extrême, cet amour de l'impossible, ce zèle du cœur, cet enthousiasme qui fait les héros et les génies. Il lui manqua l'au-delà. Il lui manqua d'avoir jamais dit: « Quand même.» Enfin, il manqua à cet homme heureux l'inquiétude et la souffrance.
En descendant l'escalier du quai Voltaire, la jeune Irlandaise, qui avait beaucoup sacrifié à la patrie et à la liberté, murmura ces paroles:
«Les habitudes de sa vie ne lui permirent de prendre les armes pour aucune cause.»
Elle avait touché le défaut de cette existence heureuse.
Tel fut le baron Dominique-Vivant Denon. Nous avons ravivé sa mémoire à propos d'un petit conte intitulé: Point de lendemain que la librairie Rouquette vient de réimprimer à peu d'exemplaires, avec de jolies gravures de Paul Avril. On ne s'avise point de tout. Je songe un peu tard que ce conte, qui est un bijou, est peut-être un bijou indiscret qu'il faut laisser sous la clef fidèle des armoires de nos honnêtes bibliophiles. Le mieux est de n'en point parler ici. Je dirai seulement que je ne partage pas les incertitudes du nouvel éditeur qui ne sait trop s'il faut attribuer Point de lendemain à Denon ou à Dorât.
Ce léger chef-d’œuvre est de Vivant Denon. Je m'en rapporte sur ce point à Quérard et à Poulet-Malassis qui n'en doutaient point. M. Maurice Tourneux, que je consultais hier, n'en doute pas davantage. Ce sont là de grandes autorités.