Discours
Discours sur les monuments d'antiqué arrivés d'Italie
Discours prononcé le 1er octobre 1803 (Cliquer sur le lien ci-contre vers Gallica/BNF pour lire le texte de ce discours)
Discours du citoyen Denon, pour être lu à l'Institut du Kaire, à son retour de la haute Egypte.
Citoyen Président,
Vous m'avez dit que l'Institut attendait de moi que je lui rendisse compte de mon voyage dans la haute Egypte, en lui faisant lecture, dans ses diverses séances, du journal queje devais avoir joint aux dessins que j'ai rapportés. L'envie de répondre à ce qu'a désiré de moi l'Institut hâtera la rédaction de notes prises, sans autre prétention que de ne point oublier ce que chaque jour offrirait à ma curiosité, pensant que tout était curieuxdans un pays tout neuf pour l'Europe, et que de retour, chacun me demanderait compte de ce qui ferait l'objet de sa curiosité personnelle. J'ai dessiné des objets de tous les genres; et si je crains ici de fatiguer ceux à qui je montre le nombre de mes productions, parce qu'il ne leur retrace que ce qu'ils ont sous les yeux, arrivé en France, je me reprocherai peut-être de ne les avoir pas multipliées encore davantage, ou pour mieux dire, je gémirai de ce que les circonstances ne m'en ont laissé ni le temps, ni les facilités. Si mon zèle a activé tous mes moyens, ils ont été secondés, protégés de tous les secours que je pouvais attendre du Général en Chef en qui les plus vastes conceptions ne font oublier aucun détail. Sachant que le but de mon voyage était de visiter les, monumens de la haute Egypte, il me fit partir avec la division qui devait en faire la la conquête. J'ai trouvé dans le général Desaix un savant, un curieux, un ami des arts: j'en ai obtenu toutes les complaisances que pouvaient lui permettre les circonstances. Près du général Béliard, une égalité, une amitié et des soins inaltérables; de l'aménité de la part de tous les officiers; une cordiale obligeance dans tous les soldats de la 21eme demi-brigade. Enfin, je m'étais identifié de telle sorte au bataillon qu'elle formait, et qui était devenu ma demeure ordinaire, que j'ai pu oublier au milieu d'elle que je faisais la guerre, ou que la guerre était étrangère à mes occupations.
Ayant à poursuivre un ennemi toujours à cheval, les mouvemens de la division ont toujours été imprévus et multipliés. Obligé de passer rapidement sur les monumens les plus intéressans, de m'arrêter où il n'y avait rien à observer, si dans ma nullité j'ai senti quelquefois la fatigue des marches infructueuses, j'ai éprouvé aussi qu'il est souvent avantageux de prendre un premier apperçu des grandes choses avant de les détailler ; qu'ébloui de leur nombre, elles ne se classent dans l'esprit que par la réflexion ; que s'il faut conserver avec soin les premières impressions, ce n'est qu'en l'absence de ce qui les a fait naître qu'on peut les analyser, les critiquer, les adopter. J'ai pensé aussi qu'un artiste voyageur, en se mettant en marche, devait déposer tout amour-propre de son métier ; que ce n'est pas ce qui peut composer un beau dessin, qui doit l'occuper,mais la curiosité que devait inspirer l'aspect du lieu qu'il avait à dessiner. J'ai déjà eu la récompense de l'abandon de cet amour-propre dans la complaisante curiosité que vous avez mise, citoyen, à observer avidement le nombre immense et jusqu'au moindre dessin que j'ai rapporté, dessins que j'ai faits le plus souvent sur mon genou, debout, même à cheval, n'ayant jamais pu en terminer un seul à ma volonté, ni même pendant un an pu me procurer une seule fois une table assez bien dressée pour y poser un règle.
C'est donc pour répondre à vos questions que j'ai fait cette multitude de dessins. souvent trop petits, parce que nos marches étaient trop précipitées pour attaquer les détails des objets dont je voulais au moins vous apporter et l'aspect et l'ensemble. Voilà comme j'ai pris en masse les pyramides de Ssakharah dont j'ai traversé l'emplacement au galop pour aller me fixer un mois dans les maisons de boue de Béni-Souef. J'ai employé ce temps à comparer les caractères, dessiner les figures, les costumes des différens peuples qui habitent maintenant l'Egypte, leurs fabriques, le gissement de leurs villages.
Je vis enfin le portique d'Hermopolis; et les grandes masses de ses ruines me donnèrent la première image de la splendeur de l'architecture colossale des Egyptiens. Sur chaque rocher qui compose cet édifice, il me semble qu'il était gravé postérité, éternité.
Bientôt après, Denderah (Tentyris ) m'apprît que ce n'était point dans les seuls ordres dorique, ionique et corinthienr qu'il faut chercher la beauté de l'architecture; que la beauté existait par-tout où existait l'harmonie des parties. Le matin m'avait amené à ses édifices, le soir m'en arracha plus agité que satisfait. J'avais vu cent choses, mille m'étaient échappées: j'étais entré pour la première fois dans les archives des sciences et des arts. J'eus le pressentiment que je ne devais rien voir de plus beau en Egypte, et vingt voyages que j'ai faits depuis à Dendérah m'ont confirmé dans la même opinion. Les sciences et les arts, unis par le bon goût, ont décoré le temple d'Isis ; l'astronomie. la morale, la métaphysique ici ont des formes, et ces formes décorent des plafonds, des frises, des soubassemens, avec autant de goût et de grace que nos sveltes et insignifiantes arabesque enjolivent nos boudoirs.
Nous avancions toujours. Je l'avouerai, j'ai tremblé mille fois que Mourad, las de nous fuir, ne se rendit ou ne tentât le sort d'une bataille décisive. Je crus que celle de Samhout en allait être la catastrophe ; mais au milieu du combat, il pensa que le désert nous serait plus fatal que ses armes; et Desaix vit encore fuir l'occasion de le détruire,et moi renaître l'espoir de le poursuivre jusqu'au delà du tropique.
Nous marchâmes sur Thèbes, Thèbes dont le seul nom remplit l'imagination de vastes souvenirs. Comme si elle avait pu m'échapper, je la dessinai du plus loin que je pus l'appercevoir, et j'ai cru sentir en faisant ce dessin, que vous partageriez un jour le sentiment qui m'animait; nous devions la traverser rapidement : à peine on appercevait un monument, qu'il fallait le quitter.
Là était un colosse qu'on ne pouvait mesuter que de1'oeil et par l'étonnement qu'il causait. A droite, des montagnes creusées et sculptées; à gauche, des temples qui à plus d'une lieue paraissaient encore d'autres rochers; des palais, d'autres temples dont j'étais arraché; et je me retournais pour chercher machinalement ces cent portes, expression poétique dont Homère a voulu d'un seul mot nous peindre cetteville superbe, chargeant le sol du poids de ses portiques,et dont la largeur de l'Egypte pouvait à peine contenir l'étendue.
Sept voyages n'ont pas appaisé ce quem'avait inspiré de curiosité cette première journée ; ce ne fut qu'à la quatrième que je pus toucher à l'autre rive du fleuve.
Plus loin, Hermontis m'aurait semblé superbe, si je ne l'eusse trouvée presqu'aux portes deThèbes.
Le temple d'Esnéh, l'ancienne Latopolis, me parut la perfection de l'art chez les Egyptiens, une des plus belles productions de l'antiquité ; celui d'Edfou, ou Apollinopolis magna, un des plus grands, des plus conservés, et le mieux situé de tous les monumens de l'Egypte: en son état actuel, il paraît encore une forteresse qui la domine.
Ce fut là que le sort de mon voyage fut décidé, et que nous nous mîmes irrévocablement en marche pour Syène, (Essouân). C'est dans cette traversée de désert que, pour la première fois, je sentis le poids des années que je n'avais pas comptées en m'engageant dans cette expédition. Mon courage plus que mes forces me porta cependant jusqu'à ce terme. Là, je quittai l'armée pour rester avec la demi-brigade qui .devait tenir Mourad dans le désert. Fier de trouver à ma patrie les mêmes confins qu'à l'empire romain, j'habitai avec gloire les mêmes quartiers des trois cohortes qui les avaient jadis défendues. Pendant vingt-deux jours que je restai dans ce lieu célèbre, je pris possession de tout ce qui l'avoisinait. Je poussai mes conquêtes jusques dans la Nubie, au delà de Philé, ile délicieuse dont il fallut encore arracher les curiosités à ses farouches habitans. Six voyages et cinq jours de siége m'ouvrirent enfin ses temples. Sentant toute l'importance de vous faire connaître le lieu que j'habitais, toutes les curiosités qu'il rassemblait, toutes celles qu'il vous ferait naître, j'ai dessiné jusqu'aux rochers, jusqu'aux carrières de granit d'où sont sorties ces figures colossales, ces obélisques plus colossales encore, ces rochers couverts d'hiéroglyphes. J'aurais voulu vous rapporter, avec les formes, les échantillons de tout çe qu'elles contiennent d'intéressant. Ne pouvant faire- la carte du pays, j'ai dessiné à vol d'oiseau l'entrée du Nil dans l'Egypte, les vues de ce fleuve roulant ses eaux à travers les aiguilles granitiques qui semblent avoir marqué les limites de la brûlante Ethiopie et d'un pays plus heureux et plus tempéré. Laissant pour jamais ces âpres contrées, je me rapprochai de la verdoyante Eléphantine, le jardin du tropique. Je recherchai, je mesurai tous les monumens qu'elle conserve, et je quittai à regret ce paisible séjour où des occupations douces m'avaient rendu la santé et lesforces.
Sur la rive droite du Nil, je trouvai Ombos, la ville du Crocodile, celle de Junon Lucine, Coptos, près de laquelle il fallut défendre ce que je rapportais de richesses, du fanatisme atroce des Mekkyns.
Fixé à Qénéh, j'allai avec ceux qui traversèrent le désert pour aller à Qosséyr mettre une barrière à de nouvelles émigrations de l'Arabie. Je vis ce que l'on pourrait appeler la coupe de la chaîne du Moqatham, les bords stériles de la mer rouge. J'appris à connaître, à révérer cet animal patient qu'il semble que la nature ait placé dans cette région, pour réparer l'erreur qu'elle a commise en créant un désert. Je revins à Qenéh d'où je partis successivement pour retourner à Edfou, à Esnéh, à Hermontis, à Thèbes, à Dendéiah, à Edfou, à Thèbes encore, toutes les fois et par-tout où un détachement était envoyé ; et si l'amour de l'antiquité a fait souvent de moi un soldat, la complaisance des soldats pour mes recherches en a fait souvent des antiquaires. C'est dans ces derniers voyages que j'ai visité les tombeaux des rois ; que j'ai pu prendre dans ces dépôts mystérieux une idée de l'art de la peinture chez les Egyptiens, de leurs armes, de leurs meubles,de leurs ustensiles, de leurs instrumens de musique, de leurs cérémonies, de leurs triomphes. C'est dans ces derniers voyages que je suis parvenu à m'assurer que les hiéroglyphes sculptés sur les murailles n'étaient pas les seuls livres de ce peuple savant. Après avoir trouvé sur des bas-reliefs des personnages dans l'action d'écrire, j'ai trouvé encore ce rouleau de papirus ce manuscrit unique qui a déjà fait l'objet de votre curiosité, frêle rival des pyramides, précieux gage d'un climat conservateur, monument respecté par le temps, et que quarante siècles placent au rang du plus ancien de tous les livres.
C'est dans ces dernières excursions que j'ai cherché par des rapprochemens, à completter cette volumineuse collection de tableaux hiéroglyphiques. C'est en pensant à vous, citoyen, et à tous les savans de l'Europe, que je me suis trouvé le courage de copier avec une scrupuleuse exactitude les détails minutieux de tableaux secs dont je ne pouvais attendre le sens et l'intérêt que du secours de vos lumières.
A mon retour, citoyen, chargé de mes travaux dont le poids s'était journellement augmenté, j'en ai oublié la fatigue dans la pensée qu'achevés sous vos yeux, aidé de vos conseils, je pourrais quelque jour les utiliser pour ma patrie. et vous on faire un digne hommage.
La Décade Egyptienne – AN VIII DE LA RéPUBLIQUE FRANCAISE
Source gallica.bnf.fr
Rapport au nom d'une Commission chargée d'examiner un Monument près du grand Aqueduc du Kaire
Rapport au nom d'une Commission chargée d'examiner un Monument près du grand Aqueduc du Kaire, lu par le Citoyèn DENON dans la Séance de l'Institut du 26 Véndémiaire an 7.
L'INSTITUT ayant désiré être instruit si des colonnes gissantes près le Château-d'eau du grand aqueduc sont les débris d'un édifice antique, et fixer son opinion sur cette ruine, à nommé pour lui en rendre compte, une Commission composée des citoyens Norry, Rigo et moi.
Nous nous sommes portés sur les lieux avec quelques travailleurs , à l'effet de déblayer ce qu'il fallait pour connaître la totalité de ces débris.
Dans le nombre des fûts de colonnes entières, brisées, éparses toutes renversées, les membres de la Commission ont trouvé quatre colonnes entières, quatre rompues en deux parties dans leur chûte, une brisée en trois morceaux, et sept tronçons de divers diamètres, dont ils n'ont pu rattacher les parties pour en formes des fûts complets.
La Commission .a commencé son opération par mesurer les colonnes entières.
Elle a trouvé que la plus grande a la longueur totale de 8 m 79
Diamètre inférieur 1 8
Diamètre supérieur 1 0
mal fuselée, repiquée et repolie dans les défectuosités.
La seconde, longueur 7 m 20
Diamètre inférieur 86
Diamètre supérieur, enfoui
la plus belle de toutes, très-bien fuselée, très-bien polie; le congé de la partie inférieure n'a pas été terminé, etc, etc.
J'épargnerai à l'Institut l'ennui d'une lecture sèche de détails qui ne lui prouveraient autre chose que l'exactitude des membres de la Commission, et qui restant consignés dans le mémoire y seront retrouvés, si on est dans le cas de le consulter.
Ces fûts de colonnes, éloignés d'environ 40 m du minaret d'une mosquée en ruine qui a été bien bâtie, et dont les arrachemens prolongés ont nécessairement compris dans leur enceinte les débris ci-dessus décrits, doivent porter à croire qu'ils en faisaient partie.
L'établissement de la fabrication du salpêtre, qui traverse l'espace entre la ruine du minaret et celle des colonnes, s'oppose encore à la possibilité de trouver le rattachement de ces vestiges par un plan général. l'inégalité absolue de leurs dimensions, l'empreinte des mains barbares marquée sur toutes les réparations, le style plus barbare encore de tous les détails qu'on y a ajoutés, ont fait penser aux membres de la Commission que, s'il existait quelques morceaux antiques dans cet édifice, ils y avaient été employés dans un temps plus rapproché de ces époques malheureuses où la gloire des armes ne s'alliait point à la philosophie et à l'amour des arts, où le caprice brutal, la barbare adulation, réglaient les déterminations politiques, faisaient bâtir une ville où Amrou avait dressé sa tente, la faisaient ensuite abandonner pour aller la rebâtir où Saladin avait vaincu les derniers des souverains Mamlouks; dans ces temps où les beaux restes de la noble antiquité étaient grouppés avec de lourdes inepties, et en formaient de monstrueuses magnificences, tel qu'on peut le remarquer ici dans cette immense fabrique appelée le palais Yousef, construit de même de morceaux précieux et inégaux, et raccordés par les mêmes moyens, dans ces constructions où les chapitaux et les bases avec toutes sortes de profils vont chercher les colonnes quand les colonnes n'arrivent pas jusqu'à eux: pour assigner un siècle à ces édifices, il faudrait connaître celui où ont régné les princes qui les ont fait construire. Peut-être est-il réservé à l'activité des Français de rendre des annales aux Arabes: plus instruits dans leur langue, ils peuvent découvrir des manuscrits qui fixent des époques à leur histoire, et jeter tout à la fois des lumières sur la ténébreuse antiquité par la lecture des hiéroglyphes et des monumens, fixer le temps moyen par des recherches littéraires sur le règne des Khalifes, et par là laisser enfin la part qui appartient aux siècles d'engourdissement où nous avons trouvé l'Egypte,mais que les travaux de l'Institut, sous un gouvernement éclairé, vont sans doute changer en une époque nouvelle, en ramenant les sciences et les arts dans leur pays natal.
La Décade Egyptienne – An VII – Volume 1
Source : gallica.bnf.fr / BnF