Julie ou le Bon Père

Julie ou le bon père édition originale

Résumé de l'intrigue

Avant  d'être jouée à La Comédie Française, chaque pièce est examinée par les acteurs qui demandent des changements. On trouvera ici la transcription de ces changements notée dans une copie faite par le secrétaire souffleur de la Comédie (Delaporte) après l'examen qui a suivi les répétitions.

Extrait de la contribution de Philippe Baron lors du Colloque de 2001 à Chalon.

Acte I

Dans la scène 1, lorsque Damis dit qu’il vient de sa « petite maison », les deux mots sont remplacés par « campagne » qui situe mieux le lieu de l’action. « Le prix » que Julie doit remporter est remplacé par « le prix de la beauté » qui la rend plus séduisante. À la fin de la scène, Damis déclare dans le texte primitif : « Mais qu’aperçois-je ? C’est Julie elle-même ». L’interrogation inutile disparaît et les deux phrases sont réunies en une seule, renforcée d’une exclamation : « Mais j’aperçois Julie. Dieu ! ».

Dans la scène 2, l’expression, « sous le cintre de verdure qui ombrage l’entrée du hameau » est abrégée de la manière suivante « sous le cintre de verdure, à l’entrée du hameau » et paraît plus naturelle. La suppression de « mieux » dans la phrase « je n’aurais pas mieux choisi autrement » l’allège. À la fin de la scène III, Lisimond qui se méfie instinctivement de Damis s’exclame, dès qu’il aperçoit son valet, Dumont : « Ah ! fuyons sa rencontre. Rejoignons la fête ». La première phrase qui marque peut-être trop son hostilité est supprimée.

Dans la scène 4, Dumont se moque de la justice. Il voit en l’homme de loi « un grand barbouilleur, un écrivain prolixe ». Il décrit avec verve un procès :

Les cartes se brouillent, la cause se plaide : le juge, comme cela se pratique, dort pendant le plaidoyer ; à la dernière phrase, il s’éveille en sursaut, baille, éternue et prononce. « Voilà ce qui s’appelle rendre la justice. Ce que c’est que les peuples policés ».

Ces lignes amusantes qui évoquent Les Plaideurs disparaissent comme si la Comédie-Française avait craint de froisser les magistrats.

Dumont terminait la scène 4 par la réplique « J’entends du bruit ; c’est mon maître ; il parle tout seul, il gesticule ; l’air de ce pays l’échauffe comme tous les diables ». Toutes ces phrases qui se rapportent à la venue de Damis sont regroupées logiquement au début de la scène 5. Un « À la bonne heure ! » inutile devant l’exclamation de Damis « O Ciel ! », à la même scène 5, est supprimé.

La scène 5 se terminait par « Mais voici Mademoiselle Agathe.. » et la scène 6 commençait par « Bonjour charmante, toujours gaie, toujours vive ». Les deux phrases sont réduites à une seule, plus coulante, au début de la scène 6 : « Mais voici mademoiselle Agathe toujours gaie, toujours vive ».

Dans la scène 7, Agathe, la confidente de Julie laisse entendre à Damis que son amie est fort troublée. Damis, ravi, déclare : « Je n’ose me flatter d’en connaître la cause ». Le mot « connaître » est remplacé par « pénétrer », plus expressif. Juste après cette réplique, Agathe fait l’éloge de Julie et déclare : « On a bien raison de dire qu’elle ne vivrait pas, qu’elle avait trop d’esprit ». Cette réflexion qui fait sans doute allusion à une croyance populaire au sujet des filles disparaît. L’exclamation de Damis « Ah ! l’amour ! » devient « Ah ! ma chère Agathe ! l’amour ! » et comporte une nuance de sympathie supplémentaire pour Agathe. Dans une phrase du même Damis sur les effets de l’amour, « plus ou moins » est remplacé par « différemment » et par « notre caractère ». Agathe après avoir dit à Damis : « Oh! Comme vous vous échauffez » ajoutait avec une fausse candeur : « Mais que vous ai-je donc dit pour…» La deuxième partie de la réplique est enlevée.

La scène 8 commence maintenant par la réplique de Damis : « Voici Dumont ; peut-être me donnera-t-il des nouvelles de Julie » qui se trouvait auparavant à la fin de la scène 7. Dans cette scène, Dumont se met à chanter les louanges de Julie. Damis, agacé, murmure à lui-même « Contraignons-nous » Cet aparté disparaît ; l’effort de Damis pour se maîtriser est suffisamment marqué par le contraste entre deux didascalies : « avec vivacité » et « avec tranquillité ». Lorsque Dumont déclare tout faraud qu’il ne veut pas s’enterrer dans un village car ce serait « s’égorger de [ sa] propre main », un autre aparté  de Damis : « Il me fait la leçon sans le savoir. Ma patience est à bout. » est supprimé. À la fin de la scène 8, Damis déclarait : « Allons trouver Agathe, elle aura peut-être quelque chose à me dire ». La phrase est raturée ; elle ne se justifie pas car Damis ne rencontre plus Agathe seul à seule. Elle correspond peut-être à un état antérieur de la pièce.

Dans la scène 9, Dumont, qui s’est ravisé, a envie d’épouser Julie et prononce un court monologue :

« Ouais ! Tout coup vaille, je l’épouserai moi puisqu’il la respecte : par ce moyen ce mariage me servira au lieu de me nuire et je serai bien aise de donner à mon maître cette petite marque d’affection ».

Le texte est ainsi modifié : « Je l’épouserai moi puisqu’il la respecte. D’ailleurs c’est que réellement cette petite personne-là mérite de l’affection ». Le ton est moins vulgaire et moins cynique.

Acte II

Les modifications sont plus importantes à l’acte II.

Dans la scène 1, Julie raconte à Agathe que Damis a continué à lui peindre son amour. Le « peindre » un peu recherché se transforme en « parler ». Agathe dit un peu plus loin à propos de son entretien avec Damis : « Il me disait cela avec un air si naïf qu’il semblait que son cœur était peint sur ses lèvres ». La phrase, débarrassée d’une métaphore laborieuse, s’arrête maintenant à « air si naïf », suivi de points de suspension. « Je lui dirai » est ensuite remplacé dans la bouche d’Agathe par « Je vais lui dire », plus familier. Un peu plus loin, Agathe dit à Julie, à la fin d’une réplique : « Il faut le désabuser, cela est nécessaire, car l’incertitude le fera mourir » et Julie répond : « Eh ! ne diras-tu pas qu’il mourrait aussi si je ne répondais pas à son amour ». Ces phrases sont enlevées parce qu’elles rendent un son funèbre, même si les allusions à la mort sont de pure forme. Agathe déclare à la fin : « Il faut toujours essayer ; je verrai comment il prendra la chose. Il est toujours aux environs, je vais le trouver ». Ce passage qui marque sans doute une décision trop énergique est supprimé.

Dans la scène 3, Agathe veut interroger Dumont sur Damis. Dans la première réplique : « Voilà son valet qui passe », « passe » est transformé en « vient » pour éviter une répétition avec le même mot employé un peu plus loin. Après le « Il n’y a pas de temps à perdre », « Faisons le causer»  disparaît : l'intention d'Agathe est en effet évidente. Dumont la voit qui parle à l'oreille de Julie. Il se croit sottement aimé de Julie et se dit à lui-même : « Comme elle a l'air troublée ». La phrase, assez prétentieuse, est supprimée. 

Dans la scène 4, Lisimond met en garde Julie contre Damis et prononce les mots « sous les dehors brillants d’une apparente félicité ». L’expression est verbeuse et « brillants » disparaît.

Dans la scène 7 Julie, pour obéir à son père, veut enlever tout espoir à Damis et le traite durement. Damis, décontenancé, souffre beaucoup. Un certain nombre de phrases jugées trop blessantes ou trop douloureuses disparaissent. Julie refuse de rendre compte à Damis des rapports qu’elle entretient avec son père : « C’est porter un peu trop loin vos prétentions et je ne crois pas vous avoir habitué à de pareilles confidences ». La phrase est enlevée. Damis, très déçu, se plaint : « Julie ! Est-ce vous qui parlez ? Comment ai-je mérité cette froideur ? Ah! Dieu ! Voilà le prix de la tendresse la plus vive et la plus respectueuse ». Le passage est rayé. Un peu plus loin, Julie prétend être restée insensible à ses avances : « Vous seriez-vous abusé jusqu’à croire que vos discours et vos serments aient fait naître en moi une passion dont je ne fusse la maîtresse ? ». Cette algarade hautaine est supprimée. Des exclamations de douleur de Damis qui la suivent immédiatement sont elles aussi biffées :

« Quoi ! Il me faudrait renoncer à l’espérance d’être aimé de vous, Eh ! ne m’a-t-il pas été permis de m’y livrer ? Quand je vous ai déclaré mes feux, votre œil s’est-il armé de colère, vos discours même…» 

Agathe dit tout de suite après : « Cela lui tient au cœur » et Damis se plaint à nouveau : 

« Quelle froide raillerie, ou plutôt quelle défaite ! Du moins n’ajoutez pas l’outrage à l’inhumanité ; vous savez trop qu’aucune femme au monde ne peut me plaire excepté vous qui avez fermé mon cœur à tout autre penchant, il ne respire désormais que pour vous ; et je ne puis penser que vous mettiez votre plaisir à me rendre malheureux ».

Julie déclare ensuite en aparté : « Non Damis, ce n’est point un plaisir pour moi ; mais c’est sans doute un devoir ». Toutes ces phrases sont rayées. Damis a compris que la décision de Julie vient de Lisimond ; il s’en prend indirectement à lui dans la phrase « et je nommerai celui qui l’a dictée »; Julie répond « Que dites-vous ? ». Le passage est enlevé. Un peu plus loin, Damis, après avoir demandé à Julie si elle voulait sa mort, déclarait « Vous ne connaissez pas encore le cœur que vous déchirez et remplissez d’amertume ». Cette phrase, assez déclamatoire est raturée. Agathe prévient Damis qui s’est jeté aux genoux de Julie de la venue de Lisimond : « Levez-vous, levez-vous, Monsieur ! Voici Lisimond qui est là ». « Lisimond » est remplacé par un « Monsieur Lisimond » plus poli.

Dans la scène 8, Damis supplie en vain Lisimond de lui accorder la main de Julie. La réplique trop noire : « Eh ! le pourrai-je ? Je mourrai de douleur si vous nous séparez » est supprimée. Quelques paroles émues de Lisimond : « Ah ! Damis » et « des raisons qui me déchirent le cœur » disparaissent. Damis s’exclame : « Vous me percez le cœur » et déclare ensuite: « Ah ! tâchons de revoir Julie peut-être me sera-t-elle plus favorable ». Les deux répliques se confondent en une seule : « Monsieur, vous me percez le cœur. Cherchons quelque moyen pour le ramener et le rendre plus favorable à mon amour ». Damis, malgré son chagrin, veut d’abord obtenir le consentement de Lisimond. Celui-ci a quitté la scène quand Damis prononce la dernière phrase.

Acte III

Les changements sont là aussi importants. 

Le découpage des scènes 1 et 2 est modifié. Dans la version primitive, la scène 1 est constituée par un petit monologue de Dumont qui a toujours envie d’épouser Julie. Il se termine à la fin d’une phrase de la scène 2 « mais son père a un air sévère et imposant qui… » au  moment où il engage un dialogue avec Clément. Dans la version scénique, la scène 1 est prolongée jusqu’au début du dialogue et la coupure est beaucoup plus logique.

Dans la scène 2, une réplique de Clément :

« Palsambleu, que barbouillez-vous donc de Julie et de vos amours » est réécrite sous une forme plus claire : « Parsangué, que dites-vous donc là de Julie et de vos amours ? »

La fin de la scène est revue. Dumont reproche à Clément d’avoir « un petit air ironique ». Clément trouve qu’il a « un petit air impertinent » et il lui conseille de renoncer « à tous ces airs qui font pitié ». Dumont disait alors : « Cet homme n’aime pas les airs : il n’a pas tant de tort, adieu ». La phrase qui reprend encore une fois le mot « airs » disparaît. 

Dans la scène 3, la réplique de Damis : « Clément, je voudrais vous parler, un moment, un mot de grâce » est raccourcie et devient « Clément, un mot de grâce ». Un peu plus loin « en ma faveur » est remplacé par « pour moi ». L’expression « Jolie morale » se transforme en « belle morale ». La phrase : « Achève, prends pitié de mon sort, et compte sur mon éternelle reconnaissance » est abrégée ; la proposition « prends pitié de mon sort » disparaît. Dans la réplique : « Ce jeune homme est très intéressant », « très » est transformé en « bien ».  Clément, après avoir dit que Lisimond est une belle âme, le loue en ces termes : « Si la vertu voulait nous apparaître, je crois qu’elle prendrait la figure et le langage de Lisimond ». Cet éloge assez emphatique disparaît. Un peu plus loin, Damis dit à propos de sa cause non plus « elle me paraît bonne » mais « elle me semble bonne ». 

Dans la scène 4, après que Julie a déclaré que son père a le goût de la solitude, une réplique à demi ironique d’Agathe : « Il faudra bien qu’il le perde, ma chère compagne ; je pleure de joie et de tendresse. » est supprimée.

À ce moment, la numérotation des scènes change. La scène 5 et la scène 6 se confondent en une seule. Cette modification est à première vue surprenante. Dumont s’en va en effet à la fin de la scène 5 et le départ d’un personnage indique d’habitude le début d’une nouvelle scène. Peut-être les deux scènes sont-elles réunies parce qu’il y est chaque fois question du procès perdu de Damis.

Dans cette scène, Dumont tarde à donner à Damis la lettre qu’il attend sur son procès. Son exaspération s’exprime par la réplique : « Eh ! donne donc, butor, donne donc » Elle se réduit à un simple « donne donc » et « butor » est remplacé par un « maraud », plus usité peut-être en pareilles circonstances. Lorsque Julie déclare à Damis presque ruiné qu’elle est prête à l’épouser, celui-ci pousse une exclamation de joie : « Ah! je n’ai rien perdu. Belle Julie, quel langage ! Quelle générosité ! Quelle âme j’ai trouvée! mais votre père… ». La phrase est abrégée. La pointe : « Ah, je n’ai rien perdu » et les mots inutiles : « j’ai trouvée » disparaissent. « Quelqu’un vient » est ensuite remplacé dans la bouche de Julie par « le voici » qui annonce mieux l’arrivée de Lisimond. La dernière réplique d’Agathe « Ne vous chagrinez surtout pas et revenez quand il en sera temps » est abrégée et s’arrête à « surtout ». 

Le début de la scène 6[1] est modifié. Dans la réplique de Julie : « Ah ! Mon père ! je vous ai désobéi », le « Ah ! » initial est supprimé. Le dialogue continuait ainsi :

Lisimond : « Hé bien, qu’as-tu ? »

Julie : « Mon père !… Je vous ai désobéi »

Agathe : « Monsieur, en vérité, elle ne pouvait guère faire autrement. Quand vous saurez…»

Lisimond : « Je sais tout ; mais parle : qu’as-tu fait ? qu’as-tu dit à Damis ? »

Julie : « Je lui ai dit… mon père, je réclame toute votre indulgence ».

Ces répliques, jugées trop traînantes, sont biffées. Le « Eh bien, achève » de Lisimond qui suivait est transformé en « Comment ! » et un grandiloquent « Ah ! malheureuse ! » est simplifié en « Ma fille ». Agathe intervenait alors en faveur de Julie en ces termes : « Ah Monsieur, en vérité, elle ne mérite point votre colère : quel cœur inflexible n’aurait pas été touché ! j’en suis encore toute émue ». Sa réplique est réécrite dans un style plus naturel : « Monsieur, en vérité, elle ne pouvait faire autrement ; quand vous saurez…». Une phrase de Lisimond : « Je viens de m’instruire » est transformée en « Clément vient de m’instruire » et gagne en précision. Lisimond faisait dans la même scène allusion à sa mort. Julie après avoir dit : « Mon père, vous me faites frémir » ajoutait : « Pourquoi vous former des idées aussi funestes ? » et Agathe renchérissait : « Ah ! cela est bien vrai ». Les deux phrase disparaissent. Après la petite tirade de Julie, Agathe disait : « Oui, Monsieur, voilà comment cela est arrivé ; car j’en ai été témoin » ; sa réplique est supprimée. « Magnanime » employé par Lisimond au sujet de sa fille se transforme en « généreuse » et « adorer » qui s’applique à Damis en « aimer » ; le ton est plus simple.

À la dernière scène, Lisimond, ému par le désintéressement de Damis, lui donne sa fille. Une réplique bizarre d’Agathe : « Je le savais bien que nous en viendrions à notre bon père » est corrigée en : « Je savais bien que Monsieur Lisimond était un bon père ». Lisimond déclarait à la fin de la pièce

« Mes enfants, mes chers enfants, je n’ai plus que quelques jours à vivre, passons les ensemble : la solitude n’a rien d’effrayant pour les cœurs vertueux ; elle nourrit la sensibilité, elle facilite l’exercice des devoirs et fait les changer en plaisirs. Aimez-vous, aimez-moi  ; que ce double sentiment vous tienne lieu de ces bruyantes dissipations où l’âme s’endurcit et que je ne pourrais partager… Quand vous m’aurez fermé les yeux, si le désir de revoir le monde s’empare de vous, ne vous y livrez jamais assez pour altérer une union dont rien ne vous dédommagerait ».

Toutes ces considérations attristantes et moralisatrices disparaissent. Dans la dernière phrase, un « Allons mes enfants » devient « Allons, mes amis » : Lisimond et ses enfants sont alors sur un pied d’égalité.

Les raisons des changements

L’examen de ce manuscrit nous permet de découvrir les réactions des Comédiens Français devant Julie. Ils suivent leur instinct et ils pressentent les réactions du public. Ils veillent à ce que le découpage des scènes soit rigoureux ; ils s’efforcent de rendre le langage clair et précis et ils enlèvent les passages trop emphatiques. Ils se défient, même si le genre est en vogue, de la sentimentalité du drame bourgeois et plus celle-ci se manifeste, plus ils pratiquent de coupes dans la pièce.

[1] Nous suivons maintenant la nouvelle numérotation du manuscrit.

Réception par le public et la critique de Julie et le bon père