Voyage en Sicile
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Itinéraire de la mission conduite par Denon en Sicile, en prolongement de son tour de l'Italie méridionale
La tradition du « grand tour » avait commencé dès le milieu du XVIIIème siècle. Des voyageurs comme Tournefort et Savary avaient laissé des récits, prémisses d’un nouveau genre littéraire. L’abbé de Saint-Non, qui avait fait un voyage en Italie du Sud entre 1759 et 1761, finança un second voyage pour mettre en forme son récit et compléter les dessins qu’il avait pris. Denon fut chargé de son organisation, de rédiger le texte et coordonner les travaux des dessinateurs et graveurs de cette expédition qui se déroula d’avril à décembre 1768, à partir de Naples et incluant un tour de Sicile. L’ouvrage parut de 1781 à 1786 en 5 volumes, mais le texte de Denon avait été remanié significativement par Saint-Non, et sa contribution n’était pas signalée, ce qui le contraria fortement. Pour rendre justice à son travail, son protecteur et ami, Jean Benjamin de Laborde, publia une traduction d’un voyageur factice «Voyage de Henri Swinburne dans les deux Siciles,» (1) beaucoup plus proche du texte de Denon, récemment retrouvé. Finalement, Denon ne publia en 1788 sous son nom que la partie du voyage qui se déroule en Sicile et à Malte.
(1) Voyage de Henri Swinburne dans les deux Siciles en 1777, 1778, 1779 et 1780, traduit de l'anglais par un voyageur françois [Benjamin de Laborde]. Avec des notes de Denon et le texte de son voyage en Sicile. Paris : Didot l'aîné, 1785-1787 [1789], 5 vol.
Notice de l'édition 1993 Le promeneur
En 1786, parut le dernier des cinq tomes d'un des monuments de l'art du livre au XVIIIe siècle, le Voyage pittoresque de Naples et de Sicile de Jean-Baptiste Claude Richard, abbé de Saint-Non.
Ce dernier avait visité l'Italie du 1er octobre 1759 au 29 septembre 1761; il s'estima tenu d'en laisser quelque trace ; ce furent 417 estampes et 125 vignettes, une dépense excessive, qui le mena au bord de la ruine, de plus de dix mille écus (assumée par lui seul après que Jean Benjamin de La Borde, l'initiateur du projet, se fut retiré faute de moyens).
L'ennui est que ce gros œuvre, que l'éternité assigne encore au magistère de Saint-Non, «n'a pas - constate Pierre Rosenberg dans un commentaire récent - été écrit par l'abbé et n'est pas illustré de ses gravures ... » (Saint-Non, Panopticon Italiano, Rome, 1986, 41). « Il fut rédigé, poursuit-il, avant tout par Dominique Vivant Denon qui, déçu de ne pas voir sa place éminente reconnue et avec plus de justice, par l'abbé de Saint-Non, se répandit en paroles désagréables à l'égard de son mécène.»
L'abbé avait pourtant pris quelques précautions: elles revêtaient la forme de plusieurs notes disséminées au fil des volumes; tome II, page 57: « Nous devons à M. De Non, actuellement conseiller d'ambassade à Naples, ces observations intéressantes; c'est le voyageur aimable que nous avons cité plusieurs fois dans le cours de cet ouvrage, cet observateur intrépide que nous avons suivi avec tant de curiosité et d'intérêt au milieu des feux du Vésuve ... » Puis, quelques années plus tard, à l'avant-propos du tome IV: « Le journal qui nous sert de guide a été fait par Monsieur De Non actuellement chargé des Affaires du roi de Naples; nous lui avons de plus l'obligation d'avoir bien voulu présider aux travaux des dessinateurs qu'il a accompagnés dans tout le voyage de la Calabre et de la Sicile. »
C'était bien peu, jugea le collaborateur ainsi remercié, qui ne se contenta pas de l'insinuer. La démonstration dut porter, et l'abbé se vit contraint d'agrémenter les premières pages du dernier tome de son Voyage de la précision suivante: «Je me félicitais de rencontrer Monsieur De Non, un homme de goût, instruit lui-même dans les arts, disposé à faire le même voyage; il voulut bien m'offrir de présider aux travaux des dessinateurs, et me promit de décrire ensuite tous les objets qui lui paraîtraient dignes de l'être ».
« Quoique son « journal », rédigé avec la précipitation indispensable en de semblables circonstances, exigeât d'être relu et récrit en entier, qu'il fût infiniment plus approprié aux dessins et aux vues, objet principal de l'Ouvrage, il n'en a pas moins fait la base de mon travail. Comme c'était de la part de M. De Non un service purement gratuit qu'il me rendait, je ne saurais lui en témoigner trop de reconnaissance; mais il n'en a pas été moins vrai que ses manuscrits, ne pouvant être regardés que comme l'itinéraire d'un voyage entrepris pour moi, à mes frais, et à de très grands frais, ils sont devenus entre mes mains une espèce de propriété que j'ai pu réclamer ... »
Voilà Saint-Non réduit à des procédures dignes de l'instant présent, à un moment où elles ne revêtaient pas trop encore les allures mercantiles qu'on leur connaît. C'est que le rectificatif apporté par Denon, pour n'être pas direct, et proche selon certains de la malhonnêteté, n'en fut pas moins cinglant. Ce fut une réponse de littérateur, c'est-à-dire une aimable chaussetrappe. Augurale, elle aussi, de ce trafic d'influences, de ces habiles jeux d'écriture auxquels nous a accoutumé le « misérable désir de publier » dont parlait déjà une revue anglaise du XIXe siècle, et dont nous n'avons subi que trop d'effets.
Denon avait fait la rencontre, à la cour de Naples, d'un jeune voyageur anglais, richissime et plein d'esprit, qui s'était illustré par le petit succès littéraire d'un voyage en Espagne. L'occasion était trop belle. Denon confia au Britannique gyrovague, Henry Swinburne, les mêmes pages qu'il avait données à l'abbé, pour qu'il les utilise dans la rédaction d'un texte qu'il publierait en propre. En 1785, peu après la parution du tome IV de Saint-Non, parut donc la traduction française (incomplète de son itinéraire sicilien) du Voyage dans les deux Siciles de Swinburne par un anonyme; elle était assortie d'une note perfide sur le caviardage subi par le texte du pauvre Denon dont on avait «retranché un grand nombre de détails charmans ». L'anonyme n'était autre que Monsieur de Laborde, le commanditaire initial du Voyage de Saint-Non, dont l'ambition n'avait pas été à la hauteur des moyens, et qui devait trouver un acide plaisir à diminuer ainsi les succès (empruntés) de l'abbé.
Tenace, Laborde attendit la seconde édition de sa traduction de Swinburne pour la compléter du texte intégral de Denon, qui tenait un volume à part entière. Il s'ensuivit, note une exégète médusée, «que les deux ouvrages, l'anglais et le français de Saint-Non, présentaient des pages en tout point identiques à celles écrites par l'auteur d'un troisième journal, Denon ». « Beffa giocata » qui amena Saint-Non à publier une amère réclamation dans le Mercure du 31 décembre 1785, mais qui n'empêcha pas le sinueux attaché d'ambassade à publier son texte singulatim trois ans plus tard, et à le rééditer en 1789.
Étrangement, les mêmes troubles d'attribution, la même atmosphère de « chicane et de scandale » (Amin Ghali, 75) avaient entouré la parution, en 1777, dans les Mélanges littéraires, de quelques pages à l'érotisme lucide, baignant dans une lumière d'aube, signées des seules initiales « M.D.G.O.D.R. ».
Dans M.D., on crut lire « Monsieur Dorat », et Point de lendemain fut inclus par Delalain dans l'édition des œuvres complètes de ce dernier en 1780, puis repris sous la même attribution, et sous le titre « Les trois infidélités ou l'envieuse par amour», en 1802. Il fallut attendre dix ans pour que Denon fît imprimer vingt-cinq exemplaires du conte sous son nom chez Didot Aîné.
L'un de ces exemplaires comptés tomba entre les mains de Balzac, qui n'hésita pas, comme l'on sait, à s'attribuer la paternité du récit après la mort de Denon, en 1829; usurpation qu'il eut à corriger quatre ans plus tard.
Lorsqu'il rédige son Voyage en Sicile, Denon a déjà laissé derrière lui le récit lumineux et cynique d'une petite leçon amoureuse; il a pu assister en silence aux réactions naïves de lecteurs inconscients, et souverainement jouer de l'équivoque: on retrouve dans le Voyage la même précision cristalline, le même art de l'insinuendo que dans le conte libertin. Denon était entré dans la diplomatie en 1772; il avait vécu à la cour de Catherine II, avait correspondu secrètement avec Diderot, séduit Vergennes au cours d'un séjour à Stockholm, comme plus tôt Louis XV, provoqué Voltaire lors de son passage à Ferney et eu d'innombrables aventures amoureuses. Il n'en est pas à la moitié de son existence.